LA CHINE A
L’HEURE DE LA REVOLUTION CULTURELLE
CERCLE LEON TROTSKY 18 décembre 1967
Pendant plus d'un an, de violents conflits secouèrent la société
chinoise. Plusieurs dizaines de millions de jeunes, étudiants et lycéens pour
la plupart, ont fait la loi ou ont semblé la faire à travers tout le pays. Ils l'ont
faite au nom du socialisme et ils déclarèrent vouloir détruire tous vestiges de
la société ancienne, fussent-ils culturels ou moraux. C'est encore au nom du
socialisme qu'ils occupèrent le pavé des plus grands centres industriels de la
Chine, c'est au nom du socialisme qu'ils se heurtèrent, parfois violemment, au
prolétariat des villes.
Quelle est la signification sociale de
l'activité des Gardes Rouges ? Pour les tenants des thèses maoïstes, la
Révolution Culturelle est le parachèvement de la révolution tout court. Pour
les gens du Parti Communiste, c'est l'oeuvre d'une faction sectaire qui s'est
emparée du pouvoir contre l'énorme majorité du peuple. Pour les commentateurs
bourgeois, c'est le reflet d'une lutte de fractions entre dirigeants rivaux, à
moins qu'elle ne soit tout simplement une manifestation de plus de
l'imperméabilité de l'âme orientale.
Qu'en est-il réellement pour les marxistes ?
L'analyse marxiste prend son point
d'appui sur l'examen des forces sociales en présence et de leurs rapports
mutuels. Quelles forces sont mobilisées ? Sous quelle direction ? Contre qui ?
Enfin, question importante entre toutes : quelle est la dynamique qui se dégage
de l'actuelle confrontation des forces ? En un mot : où va la Chine ?
LES DÉBUTS DE LA
«RÉVOLUTION CULTURELLE»
Lorsque, il y a plus d'un an et demi, le
18 avril 1966, le début de la «Révolution Culturelle» fut proclamé, on aurait
pu croire qu'il s'agissait d'une simple mise au pas de quelques intellectuels
désireux d'une plus grande liberté d'expression. Il pouvait sembler alors que
le limogeage de Kuo Mo-jo, intellectuel numéro un de la Chine, allait mettre un
terme à une campagne circonstancielle et limitée.
Cependant, quelques semaines plus tard, trois publications de Pékin, dont
le Journal de Pékin, organe officiel
du P.C. dans la capitale, sont accusées d'avoir soutenu un groupe anti-parti.
Cette accusation laissait présager que la campagne, au lieu de s'achever, venait
seulement de commencer.
Au début de
juin, le Quotidien du Peuple publie un
éditorial menaçant, qui est un appel général au resserrement de la discipline : «Quiconque s'oppose au président Mao, à la pensée de Mao
Tsé-toung, à la direction centrale du Parti, à /a dictature du prolétariat, au
socialisme orthodoxe, sera châtié par le Parti et le peuple tout entier, quel
qu'il soit, quelle que soit sa position, que/ que soit son âge».
On apprend, presque en même temps, le limogeage de Peng-Chen, maire de Pékin,
numéro 7 de la hiérarchie du P.C.
Pendant que la presse occidentale se perd en conjectures sur la
signification de ce qui semble être le début d'une campagne d'épuration,
quelques signes avant-coureurs montrent qu'il ne s'agit pas seulement de
l'élimination de quelques dirigeants hauts placés.
En effet, le Journal de Pékin remanié dénonce
l'influence révisionniste qu'il qualifie de «grave
et étendue» :
«Nous
devons donc profiter du moment propice actuel pour procéder à une condamnation
et à un nettoyage complets.
Pour triompher dans cette lutte, il faut
mettre les masses en mouvement».
Dès le mois de mai, c'est en effet une
véritable mobilisation de masse qui se prépare, qui s'organise. C'est au mois
de mai que les premières affiches apparaissent sur les murs de l'Université de
Pékin. Le mois suivant, les cours cessent pratiquement dans les établissements
supérieurs de la capitale chinoise. Des milliers d'étudiants participent à des
réunions, à des manifestations incessantes. Puis l'agitation estudiantine
s'étend à d'autres villes. Limitée d'abord à l'intérieur des enceintes
universitaires, elle commence à déborder vers les rues, sous forme de
manifestations d'abord : des meetings regroupant des dizaines de milliers
d'étudiants de Pékin approuvent les mesures prises par le Parti à l'encontre de
certains dirigeants.
En août, la mobilisation devient
permanente. Quittant les enceintes universitaires, les étudiants occupent les
rues et partent à la chasse de ce qu'ils considèrent comme les vestiges
culturels ou moraux de la féodalité ou de la bourgeoisie.
Fin
août : apparition des Gardes Rouges à Pékin.
A partir du début de septembre, des
dizaines de millions de jeunes, étudiants ou lycéens pour la plupart, encadrés
et organisés par la Garde Rouge, quittent leurs provinces d'origine pour
déferler sur les grandes villes, sur les centres industriels. A Pékin même, il
y aura par moments plus de deux millions de Gardes Rouges, et selon les
approximations, ils furent onze millions à passer, par vagues successives, par
la capitale.
Pendant plusieurs mois, ces millions de
jeunes tiendront le haut du pavé des plus grandes villes chinoises.
Voilà en
quelques mots le déroulement des faits. Quelles explications nous en ont été
données ?
LES
COMMENTAIRES DE LA PRESSE : DE L'IRONIE A L'INCOMPRÉHENSION
Dans un premier temps la presse
occidentale considéra les événements chinois avec une ironie condescendante, si
ce n'est avec une franche hilarité.
On souligna la persévérance toute prolétarienne des étudiants à traverser
la rue au feu rouge, couleur qui, dans la vie quotidienne pas plus que dans la
vie politique, ne saurait être le symbole de l'arrêt. On monta en épingle la
déclaration de cette chinoise qui décida de subordonner son ménage au plan
quinquennal. On cita la dénonciation de Beethoven, de Balzac, de Shakespeare,
ce dernier accusé d'avoir écrit des pièces «fondamentalement opposées aux principes
du collectivisme socialiste». On mit à la une les déclarations de ce
coiffeur ou de ce vidangeur d'élite qui affirmaient, pour l'édification des
Gardes Rouges, que c'était grâce à la pensée de Mao Tsé-toung qu'ils étaient
parvenus à maîtriser leurs métiers respectifs. (Pour la petite histoire
ajoutons que, pour son malheur, le vidangeur d'élite fut un peu trop éclectique
en matière politique au gré des Gardes Rouges ; et après avoir été présenté
comme modèle maoïste, il fut promené quelques mois plus tard affublé d'un
bonnet d'âne pour avoir serré un jour la main de Liu Shao-shi).
Objet d'ironie, l'activité des Gardes Rouges fut aussi objet
d'indignation. Quels besoins avaient-ils, au nom d'une prétendue Révolution
Culturelle, de débarrasser les musées des chefs-d'oeuvre du passé, de
changer les noms des rues, de détruire des statues anciennes ?
Mais l'ironie, comme l'indignation facile, n'ont eu qu'un temps. Car
enfin, personne de sensé ne pouvait prétendre à partir de septembre que des
millions de jeunes étaient venus à Pékin dans le but exclusif de débaptiser
quelques rues, de faire changer de place — ou même de détruire — quelques
pièces de musée.
Les attaques lancées par les Gardes Rouges contre Liu Shao-shi, président de la
République, et Teng Hsiao-ping, secrétaire général du Parti, au début de
novembre, sont venues fort à propos. Elles semblaient confirmer l'hypothèse de
quelques commentateurs qui, se fondant sur l'ascension rapide de Lin-Piao, en
ont conclu à une violente crise de direction qui était en voie de se résoudre
grâce — précisément— à l'intervention des Gardes Rouges. Sur la foi de quelques
rares déclarations de Mao Tsé-toung, de véritables romans-feuilletons ont vu le
jour. Selon ces histoires, Mao Tsé-toung, écarté depuis plusieurs mois, sinon
années, par la fraction Liu Shao-shi et Teng Hsiao-ping a eu l'idée géniale de
reconquérir son pouvoir perdu, par la mobilisation de millions de jeunes.
La «Grande Révolution Culturelle»
n'aurait donc été que le reflet d'une lutte de fractions au sommet, et en même
temps l'instrument d'une des fractions en lutte.
Sans faire leur l'histoire touchante d'un Mao éliminé puis revenu au
pouvoir grâce à l'appui du peuple — histoire qui a eu les faveurs de la presse
bourgeoise — la presse trotskyste a repris à son compte l'idée selon
laquelle la mobilisation des jeunes était le fait de l'équipe Mao Lin-Piao,
agissant malgré et contre la majorité de l'appareil d'État et du Parti.
Il était, en effet, tentant de relier
par une relation de cause à effet le bouleversement de la hiérarchie des
sommets dirigeants et la mobilisation générale de la jeunesse estudiantine
chinoise. D'autant plus que la réalité d'un certain affrontement des
personnalités dirigeantes est attestée par le fait qu'un Liu Shao-shi, naguère
dauphin présumé de Mao, fut jeté en pâture aux Gardes Rouges.
Mais l'hypothèse
d'une fraction maoïste écartée du pouvoir et mobilisant les Gardes Rouges pour le
reconquérir est d'une incroyable ineptie, dès que l'on se rappelle ce que
représente une telle mobilisation. Un communiqué de l'Agence Chine Nouvelle
faisait état à l'époque de cinquante millions de «Gardes Rouges et autres étudiants et professeurs
révolutionnaires». Ils étaient, nous l'avons dit, onze millions à se rendre
à Pékin par vagues successives. Pour ce faire, ils avaient à leur disposition des
trains, des bateaux, des autocars. II fallait une puissante organisation pour
les rassembler, les encadrer, les transporter, les loger, les nourrir. II
fallait en un mot toute l'organisation de l'État, toute la puissance logistique
de l'armée.
Ce sont là des faits. Ils prouvent deux choses. Ils prouvent d'abord que
la mainmise de Mao et de Lin-Piao sur l'appareil de l'État et de l'armée était
totale au moment de la mobilisation des Gardes Rouges. De deux choses l'une,
alors ; ou bien les partisans de Liu Shao-shi ignoraient que la fraction adverse
était en train d'effectuer cette mobilisation, ce qui est tout de même
invraisemblable vu l'ampleur de cette mobilisation, ou bien ils n'avaient pas
les moyens de l'empêcher, ce qui signifie qu'ils n'avaient plus à ce moment-là
aucune prise ni sur l'État, ni sur l'armée. Autrement dit, qu'ils étaient déjà
écartés. Ce ne furent donc par les Gardes Rouges qui éliminèrent Liu Shao-shi,
ils ne firent que partager sa dépouille politique. Liu Shao-shi, à ce
moment-là, était déjà complètement vaincu. L'appui inconditionnel donné par
l'appareil du Parti et de l'armée à Mao et Lin-Piao pour mobiliser les Gardes Rouges prouve
en second lieu que ces deux-là agissent en dirigeants incontestés de
l'État.
Le fait est, répétons-le, primordial. Quelles qu'aient pu être les
péripéties au sein de l'équipe dirigeante, quels qu'aient pu être les
affrontements fonctionnels par l'intermédiaire de Lin-Piao et de Mao, c'est l'ensemble du régime qui a
pris la décision de mobiliser les Gardes Rouges.
Un deuxième fait
est tout aussi primordial. Ces millions de jeunes ne furent pas mobilisés pour
obtenir la tête de quelques malheureux Pen-Chen ou Liu Shao-shi, ou pour scander
des slogans contre les dirigeants déjà liquidés, à des meetings monstres. Pendant des mois ils
ont fait la loi ou tenté de la faire à travers tout le pays dans toutes les
grandes villes. Ils ont eu des rapports, pacifiques ou violents, avec
les différentes couches de la société, avec des dizaines, sinon des centaines de
millions de personnes. Directement ou indirectement, le mouvement a concerné
l'ensemble de la société chinoise. Il s'agit là incontestablement, d'un mouvement
de masse. II a une signification sociale. Et, outre la question : qui a mobilisé les Gardes
Rouges, il s'en pose d'autres : qui sont les Gardes Rouges quelle force
sociale représentent-ils, contre qui furent-ils
mobilisés et pourquoi ? Quels sont les protagonistes des heurts sociaux qui secouent la
Chine, et quelle est la dynamique des antagonismes qui, à cette
ampleur, sont des antagonismes de classe ?
Les faits, tout au moins ceux qui nous sont parvenus au compte-gouttes,
apportent quelques éléments de réponse.
La presse chinoise elle-même rapporta en son temps les heurts qui opposèrent
les étudiants Gardes Rouges à des ouvriers à Canton, à Shanghaï et à
Tien-tsin. Elle reconnut elle-même, dès septembre, «qu'un petit nombre d'ouvriers,
paysans et soldats furent trompés et prirent part à la lutte contre les
étudiants». Elle publia de véritables bulletins de victoire après la «reconquête» (le mot est
d'elle!) de Shanghaï puis de Canton, hauts lieux du prolétariat chinois.
Manifestement, l'activité des Gardes Rouges s'est heurtée à des
résistances. Manifestement, cette résistance n'était pas le fait d'individus
isolés, car alors pourquoi les milliers de Gardes Rouges n'ont-ils pas suffi à
certains endroits à l'affaire, pourquoi fallait-il que l'armée elle-même
intervienne pour leur prêter main forte ? Manifestement encore, c'est dans les
centres industriels que la résistance fut la plus vigoureuse.
Ces faits-là, incontestables — et personne ne les conteste — sont d'une importance autrement plus grande que des spéculations sur ce qui peut opposer Mao à l'hypothétique fraction Liu Shao-shi. Ils soulignent qu'il ne suffit pas de commenter ce que disent les uns et les autres, d'autant moins qu'on n'entend guère d'autre son de cloche que celui du gouvernement, transmis et déformé par les commentateurs occidentaux.
SOUTIEN AUX GARDES ROUGES ?
Mais, nous objectera-t-on, on peut faire
dire aux faits ce qu'on veut bien leur
faire dire. Et de nous avancer qu'à partir de janvier on vit la création de
groupes d'ouvriers révolutionnaires pro-maoïstes. Et de monter en épingle la
création à Shangaï, le 7 février de cette année, d'une Commune Révolutionnaire.
Certes, il s'est révélé très rapidement que cette Commune Révolutionnaire fut composée
pour ainsi dire uniquement des membres maoïstes de la police municipale.
Certes, malgré la participation d'ouvriers, la Révolution Culturelle n'a
nullement perdu son caractère essentiellement estudiantin.
II n'en reste
pas moins qu'en guise de faits, nous n'en connaissons pas d'autres
que ce que la presse a transmis, c'est-à-dire pas grand-chose. En tout cas,
nous les connaissons insuffisamment pour décrire comment, de quelle manière se
manifeste exactement l'activité des Gardes Rouges, comment y réagit la population.
Mais les faits,
qu'on les connaisse bien ou mal, ne tombent pas du ciel. L'Histoire ne se fait pas
au jour le jour, à partir du néant ; la «Grande Révolution Culturelle» reflète
et en même temps modifie un certain rapport de forces sociales, lui-même établi
au cours des décennies passées. A moins donc de se réfugier, comme tant de
commentateurs bourgeois, derrière cette imperméabilité de l'âme orientale, il
est impossible de démêler l'enchevêtrement des forces sociales en présence en
Chine, sans avoir bien compris ce qu'est l'État chinois qui a déclenché la
mobilisation des millions de Gardes Rouges, sans avoir une claire vision des
forces sociales sur lesquelles repose le régime chinois. Les affrontements
parfois violents — en tout cas massifs — qui eurent lieu durant la Révolution
Culturelle montrent à quel point la discussion sur la nature de l'État chinois
n'est pas une discussion purement académique !
La plupart des organisations trotskystes considèrent l'État chinois comme un État ouvrier dégénéré, voire défiguré. Ce qui amène les plus conséquentes d'entre elles à considérer la «Révolution Culturelle» comme — pour paraphraser l'une d'entre elles, Informations Ouvrières — l'amorce d'un processus de révolution politique. Ces camarades sont, à leur façon, logiques avec eux-mêmes et surtout avec leur analyse de l'État chinois. II est certain que la mobilisation de dizaines de millions de jeunes, même petits-bourgeois, serait à courte échéance fatale à l'équilibre instable sur lequel repose la bureaucratie privilégiée et réactionnaire d'un État ouvrier dégénéré. Il est certain que si demain une telle mobilisation se produisait en U.R.S.S., nous en conclurions que les jours de la bureaucratie sont comptés.
Or, nous l'avons dit à l'époque déjà,
dans notre presse, et le recul du temps le confirme : les sphères dirigeantes
chinoises ne semblent pas se porter plus mal de cette mobilisation des masses,
bien au contraire. Et contrairement à ce qu'affirmait informations Ouvrières
à l'époque, Mao ne
s'est nullement «engagé sur une voie où il risquait de brûler tous les vaisseaux». Les dirigeants
chinois ont, eux, une claire vision des rapports des forces sociales dans leur pays. Ils ont
pris leurs mesures en connaissance de cause, et s’ils les ont prises, c'est
qu'ils savaient que leur régime ne reposait pas sur un précaire équilibre des
forces.
La
bureaucratie russe usurpe le pouvoir du prolétariat, et le mot usurpation veut
bien dire ce qu'il veut dire. Les maîtres du Kremlin doivent leur pouvoir au
reflux de la puissante vague révolutionnaire qui a créé le premier État
ouvrier du monde. Mao et ses compagnons ne doivent rien au prolétariat, ils lui
sont étrangers et le furent au moment de la prise du pouvoir comme après...
C'est tout. Rien que la stabilité témoignée par le régime, de Mao durant la
Révolution Culturelle, et aussi sa capacité de mobiliser des masses sans grand danger pour son
existence, devraient inciter les tenants de la théorie Chine = État
ouvrier déformé, à revoir leur position. De tels faits sont incomparablement
plus importants que l'identification de l'U.R.S.S. et de la Chine sur la base
du pourcentage des nationalisations réalisées de part et d'autre, ou sur la base
des phraséologies analogues.
Nous
avons eu dans le passé de nombreuses occasions de développer notre analyse de
la nature de classe de l'État chinois, que cela soit dans notre presse ou ici
même, au Cercle Léon Trotsky. Si nous reprenons aujourd'hui cette analyse,
c'est qu'encore une fois, c'est elle qui guide notre prise de position au sujet
de la Révolution Culturelle. Et il ne s'agit pas de prise de position de
principe seulement. Non que ce que nous pouvons dire ou faire puisse inférer en
quoi que ce soit sur les luttes qui se déroulent en Chine, puisqu'à courte
échéance nous pesons bien peu en France même. Mais même à notre minuscule
échelle, le *mot internationalisme a un sens, et il signifie que nous raisonnons
en fonction des intérêts du prolétariat, quel que soit le point du globe où ce
prolétariat se bat.
Au
moment où à Pékin, à Canton, à Shangaï, des bandes de jeunes Gardes
Rouges se heurtèrent aux ouvriers, Newsletter, organe du groupe
anglais du Comité International, écrivit: «Les événements de Pékin,
Shangai, Canton et Nankin... montrent clairement la nécessité de
défendre les Gardes Rouges de Chine et de leur apporter un soutien
conditionnel...». Ce texte de Newsletter a le mérite, que nous devons
reconnaître au groupe anglais, de poser clairement, sans équivoque
et jusqu'au bout, toutes les implications de leurs analyses théoriques. Et
c'est précisément parce que notre analyse nous engage politiquement —et 'si
nous militions en Chine, nous engagerait physiquement— que nous ne pouvons pas
nous permettre de nous tromper sur une question aussi importante.
LA NATURE
SOCIALE DE L'ÉTAT CHINOIS
Pour
nous, l'État chinois est un État bourgeois. II l'est, car il s'est construit en
dehors du prolétariat, si ce n'est contre lui. Pour nous, il n'existe pas de
critère formel pour définir la nature d'un État, et à notre avis un tel
formalisme est profondément étranger au marxisme. Il n'y a pas de pire façon
d'analyser la nature de l'État chinois que celle qui consiste à le considérer une
fois établi et à le comparer ensuite à des modèles, ou ce qu'on considère
comme tels, en l'occurrence l'U.R.S.S.
L'U.R.S.S. elle-même n'est pas née telle
qu'elle est aujourd'hui. Elle est devenue ce qu'elle est à la suite de longues
luttes, de victoires puis de défaites du prolétariat, du reflux du mouvement
ouvrier, et pas seulement en Russie mais à l'échelle du monde. Considérer comme
critère de comparaison le visage statique qu'offre l'U.R.S.S. de
Brejnev, c'est faire abstraction d'un demi-siècle de mouvement
révolutionnaire, d'un demi-siècle de mouvement ouvrier tout court.
Invoquer le raisonnement primitif, selon lequel Mao Tsé-toung et ses compagnons
étaient des staliniens, et comme le stalinisme est historiquement le produit de
la dégénérescence d'un État ouvrier, ils ne pouvaient construire qu'un État
ouvrier dégénéré; invoquer ce raisonnement donc, pourrait faire rire, si ce
n'était, dépouillé à l'extrême, l'ultime argument de nombre de ceux qui parlent
d'État ouvrier dégénéré en Chine.
«Quelle classe t'a porté au pouvoir et je te dirai qui tu es», voilà une
question que ces gens-là remplacent par une autre : «Quelle est ta
phraséologie et ton étiquette pour que je puisse te ranger dans ma
classification».
LA RUPTURE DU
P.C. CHINOIS AVEC LE PROLÉTARIAT
Ce n'est assurément pas l'idéologie dont
s'est réclamé Mao Tsé-toung qui l'a porté au pouvoir, mais bien la lutte et la
victoire des classes sociales en chair et en os. Quelles sont ces classes
sociales ? C'est là la question à laquelle il faut répondre en premier lieu.
Ce ne fut pas le prolétariat — et même
les admirateurs les plus béats de Mao Tsé-toung ne contestent pas cette vérité.
Au contraire le prolétariat fut le grand absent, tout au moins en tant que classe
politiquement distincte et active, de toute la période d'après 1927.
Ce ne fut pas à
cause de sa faiblesse numérique, ni à cause de son manque de conscience.
Certes, il pesait numériquement peu face à l'immense masse de la paysannerie,
sans laquelle aucune révolution n'aurait pu se faire en Chine. Certes aussi, le
système féodal millénaire a été à un tel point pourri, rongé par la pénétration
impérialiste, les convulsions sociales ont atteint un tel degré d'intensité,
que depuis des décennies la paysannerie était dans tel endroit ou tel autre
constamment en lutte. Mais ces luttes étaient stériles, elles aboutirent tout
au plus au banditisme à une grande échelle, ou à la constitution de bandes
paysannes s'intégrant dans des armées mercenaires ou même écrasées sans pitié.
Et il ne pouvait pas en être autrement ; la paysannerie avait besoin de la
direction de classes urbaines, elle avait besoin d'un programme, d'un
encadrement, d'une organisation qu'elle ne pouvait pas se donner. L'avenir de
la Chine se jouait sur la question : quelle serait la classe urbaine capable de
diriger cet immense potentiel d'énergie révolutionnaire que représentait la
paysannerie ?
Deux classes pouvaient poser leur
candidature : la bourgeoisie ou le prolétariat. Et il ne s'agit pas là
d'hypothèse d'école. Malgré sa faiblesse numérique, le prolétariat a posé, dans
les faits et par ses actes, dans les années 1920-27, sa candidature à la
direction du pays. Et s'il a perdu le combat, ce ne fut pas à cause de sa faiblesse numérique, mais
à cause de la politique de sa direction. Sous les directives d'une
Internationale déjà aux mains de Staline, le jeune Parti Communiste a soumis
directement et sans recours les intérêts du prolétariat et de la paysannerie à
ceux de la bourgeoisie nationale. En cherchant à amadouer la
bourgeoisie nationale, ils ont livré le prolétariat aux seigneurs de guerre. En
se fondant, au nom des intérêts de la révolution nationale bourgeoise, dans le
Kuomintang, ils ont désarmé politiquement et organisationnellement la classe
ouvrière devant le coup d'État de Tchang Kaï-chek.
Il n'est pas de notre propos de nous
arrêter aux leçons de la deuxième révolution chinoise. Ces leçons font déjà
partie des classiques du trotskysme. Rappelons seulement l'importance de la défaite
du prolétariat en 1927, défaite dont le prolétariat chinois ne s'est pas relevé
jusqu'à nos jours. Certes, le massacre de dizaines de milliers de
militants ouvriers, la destruction de toute organisation prolétarienne, n'ont
en rien résolu lé problème agraire, n'ont en rien arrêté le pourrissement de
tout le système social. En ce sens, avec des hauts et des bas, la situation
restait aussi explosive après 1927 qu'avant. Mais le prolétariat était pour une
longue période éliminé des prétendants au pouvoir, physiquement et matériellement
d'abord, puis politiquement, après l'abandon des villes par les communistes.
L'année 1927 et
.celles qui la suivirent furent décisives non seulement parce qu'elles furent
marquées par la défaite sanglante du prolétariat, mais aussi —et ceci découle
de cela — parce qu'elles constituèrent une rupture pour le Parti Communiste
chinois.
La politique du
P.C.C. avant 1927 était, certes, gravement erronée ; sa direction était,
certes, inexpérimentée ; il n'en restait pas moins que, malgré ses hésitations,
ses erreurs, son inexpérience, le Parti Communiste chinois était un parti
prolétarien. Or, en l'espace de quelques années, sinon de mois, tout en gardant
la même étiquette, le Parti aura complètement perdu toute implantation dans la
classe ouvrière, d'abord du fait même de la répression, ensuite —et surtout —
du fait d'un choix politique conscient.
Comment le
P.C.C. a en effet réagi à la situation créée par la défaite de 1927 ? D'abord,
quelle était cette situation ?
Le mouvement prolétarien était battu. La paysannerie a, elle-même, subi les contrecoups de cette défaite. Alors que dans les années 1926-27 s'est créée la possibilité historique d'opérer la jonction du prolétariat urbain en lutte avec l'immense masse paysanne en révolte, jonction sous la direction d'un parti prolétarien, après la défaite du prolétariat, la paysannerie est à nouveau livrée à elle-même. Déroutée, désorganisée, elle subit coup après coup de la part des armées de Tchang Kaï-chek ou des seigneurs de guerre. Dans toute la vallée du Yang-Tsé, des millions de cadavres de paysans marquent le progrès de la répression réactionnaire. Mais la révolte paysanne ne s'éteint jamais complètement, seulement elle est localisée, dispersée. Des bandes de milliers de paysans gagnent le maquis.
Ce seront ces
maquis paysans qui offriront des refuges aux militants communistes pourchassés
par Tchang Kaï-chek. .Ces militants, ces cadres communistes, quelques-uns des
ouvriers, pour la plupart des intellectuels, gagnent les maquis et finissent
rapidement par se mettre à la tête de bandes paysannes.
II en existera plusieurs, de ces bandes,
au lendemain du coup d'État de Tchang Kaï-chek. Elles opéreront leur jonction
avec les débris des armées nationalistes dispersées, noyautées naguère par les communistes. Elles furent renforcées par l'intégration
dans leurs rangs des groupes de bandits purs et simples, tels que la Chine en a
connus de tous les temps. Mao Tsé-toung lui-même raconta à l'époque dans une
interview à Edgar Snow le rôle de ces bandits dans la création de son «Armée
Rouge».
Ce mouvement trouvera son dirigeant et
théoricien en la personne de Mao Tsé-toung, membre du bureau politique du
P.C.C. et en même temps ex-spécialiste des questions agraires du gouvernement
bourgeois formé en 1927 par le Kuomintang de gauche. Ce sont Mao
Tsé-toung et Chu-teh, ancien général devenu communiste, qui formeront la IVème
Armée Rouge, la plus importante de toutes les armées paysannes à
direction communiste. Le premier en sera le commissaire politique, le
second le commandant en chef.
Pourchassée par les troupes de Tchang
Kaï-chek, de région en région, cette armée d'environ 10 000 hommes perdra tout
contact avec les villes, avec le prolétariat en particulier. A cette époque de
reflux du mouvement paysan, cette armée n'est même pas l'émanation d'un
vaste mouvement spontané des masses paysannes. Elle est considérée par les
régions qu'elle traverse comme une de ces bandes armées autonomes n'obéissant
qu'à leurs chefs, que la Chine a tant connues depuis des temps immémoriaux.
Elle est isolée, et sa cohésion vient de la dure nécessité de fuir et de
combattre les Gouvernementaux à leurs trousses.
La IVème Armée Rouge finira cependant
par trouver refuge dans une région perdue, à l'accès difficile, le Kiang-si,
qu'elle occupera et baptisera le «district soviétique central». Elle y appli qua une politique agraire radicale, en chassant les
seigneurs terriens et en prenant la responsabilité de la distribution de
terres. Ce faisant, elle acquit le
soutien et la sympathie des masses paysannes de la région. Elle était en train de devenir ce qu'elle fut par la suite
: le fer de lance de la révolte paysanne.
La rupture avec le prolétariat consommée de fait ne l'était cependant pas
encore théoriquement. Mao n'était pas encore le dirigeant reconnu du Parti. La
direction officielle, quoiqu’elle même déjà coupée du prolétariat, résidait
encore en ville, et ne manquait d'ailleurs d'accuser Mao d'avoir abandonné le
prolétariat, d'avoir constitué une «armée de pillards... composée de lumpen-prolétaires...
avec une mentalité de bandits».
Mais cette direction officielle, profondément démoralisée par la défaite
de 1927, régulièrement épurée par le Komintern, était elle-même incapable
d'offrir des perspectives. Elle suivait aveuglément les consignes de
l'Internationale de Staline, qui était alors à sa troisième période,
c'est-à-dire à sa période aventuriste. Au lieu de réorganiser patiemment les
rangs défaits du prolétariat, elle s'évertuait à épuiser par des actions d'éclat
le peu de forces et d'organisation qui restaient encore à la classe
ouvrière chinoise. L'épisode de la prise de la ville nommée Chang-cha,
caractéristique de la
politique aventuriste du P.C.C. à cette
période, n'a pu que renforcer la position de Mao, partisan d'agir en direction
de la paysannerie et d'elle seulement.
Partant de l'idée que c'était le prolétariat qui devait guider la
paysannerie, la direction du P.C.C. avait en effet donné l'ordre à l'une des
armées rouges d'occuper la ville proche de Chang-cha, afin de se
donner «une base prolétarienne». Ce qui fut fait. Évidemment, les
ouvriers de cette ville considérèrent avec stupéfaction, sinon avec hostilité,
cette armée paysanne qui occupait leur ville en leur nom, et qui, au nom
de la dictature du prolétariat, y avait formé de toutes pièces un soviet. Et quand
les troupes de Tchang Kaï-chek attaquèrent la ville, les ouvriers laissèrent
sans broncher l'Armée Rouge se faire massacrer.
Cette tentative montra à quel point les
troupes partisanes étaient déjà coupées de relations avec le prolétariat des
villes. Mao Tsé-toung en tirera, comme conclusion, qu'il n'y avait plus rien à
espérer de ce prolétariat. La direction officielle finira par le suivre.
Dès 1931, Chou
En-laï, parlant au nom de la direction du Parti qui, peu avant, était opposée
aux thèses de Mao, déclara à son tour: «Nous devons renforcer les districts
soviétiques actuellement dispersés, les lier, les consolider et centraliser la
direction des armées rouges, mettre en mouvement des masses plus importantes
de la paysannerie et établir un gouvernement soviétique central se développant
vers les cités industrielles».
Déclaration
caractéristique qui contenait déjà tout le programme futur du P.C.
chinois. Avec l'aide des armées paysannes, on établit un gouvernement
central et c'est ensuite que l'on ira quérir le prolétariat. On
se demande d'ailleurs bien pourquoi. Non seulement il n'incombe plus au
prolétariat de guider la lutte de la paysannerie, mais en fait, on ne lui
demande même pas d'y participer, si ce n'est comme soutien.
Des documents ultérieurs du P.C.
préciseront davantage le rôle dévolu au prolétariat : «Intensifier le
soutien pour /es grandes victoires des armées rouges... et recruter pour elles
des soldats».
En fait, la direction urbaine du P.C.
chinois s'alignait sur Mao. Elle finira d'ailleurs par le rejoindre dans la «République
soviétique de Kiang-si» et par l'élire secrétaire général du Parti.
«ARMÉE ROUGE» DE
MAO : ARMÉE PAYSANNE, A DIRECTION PETITE-BOURGEOISE
La signification
sociale et politique de cette évolution de quatre ans est
fondamentale. A cause de la défaite de 1927, à cause de sa politique
erronée, le Parti Communiste s'est trouvé coupé des ouvriers des villes. Il a théorisé cet
isolement, en considérant la paysannerie comme terrain d'action privilégié
sinon unique, et l'Armée Rouge comme l'instrument de cette action. En fait,
tout en continuant à utiliser un jargon politique marxisant, tout en continuant à se
parer de la même étiquette «communiste», le P.C. a changé de contenu de classe.
Il est devenu le parti de la paysannerie radicale.
La rupture du
Parti avec les ouvriers des villes sera définitive, il n'aura plus jusqu'à la
prise du pouvoir aucune implantation dans le prolétariat urbain, et il ne le
cherchera d'ailleurs pas. Ce seront les vagues de la révolte paysanne qui
porteront l'armée de Mao Tsé-toung au pouvoir.
Pour bien des trotskystes, nous l'avons
dit, l'étiquette «communiste» du parti de Mao fut le bandeau qui les empêchait
de voir la réalité sociale derrière l'étiquette. Pourtant, l'essentiel de
l'activité de clarification théorique des trotskystes chinois de l'époque fut
précisément d'expliquer que malgré l'étiquette, malgré la profession de foi et
malgré le passé communiste de la grande partie des dirigeants du P.C., ce
parti, coupé du prolétariat, ne le représentait d'aucune manière. Pour les
trotskystes et pour Trotsky lui-même, «l'Armée Rouge» de Mao était «une armée
paysanne par son contenu et petite-bourgeoise par sa direction», Il n'y avait là ni
louange, ni reproche, mais une constatation.
Tout en soulignant l'importance
révolutionnaire des succès de l'armée paysanne, Trotsky évoquait dans un texte
de 1932 le danger de ces mêmes succès au cas où le prolétariat ne se mobiliserait
pas et ne parviendrait pas à opérer sa jonction avec le mouvement paysan. Car,
disait-il en faisant allusion aux étiquettes communiste et rouge du P.C.
chinois, malgré le fait que «les éléments dirigeants de la paysannerie révolutionnaire
de Chine s'attribuent par avance une valeur politique et morale qui, en
réalité, appartient aux ouvriers chinois», il se peut que «toutes ces valeurs
se retournent à un moment contre les ouvriers». En effet, ajoute-t-il:
« La paysannerie ne trouve pas facilement la voie vers le prolétariat, et
elle ne la trouve qu'après une série d'erreurs et de défaites.
Le pont entre la paysannerie et la bourgeoisie est constitué par la moyenne bourgeoisie citadine, principalement par les intellectuels qui interviennent sous le drapeau du socialisme, et même du communisme».
Dix-sept ans avant la victoire de la troisième révolution
chinoise, Trotsky a eu une vision plus claire du mécanisme social de la prise du
pouvoir par Mao que bien de ses successeurs dix-sept ans après !
Malgré son étiquette communiste, il
appartiendra en effet à la direction du P.C. chinois de servir de pont entre le
mouvement paysan et la bourgeoisie nationale des villes. II lui appartiendra
d'encadrer, d'organiser la révolte paysanne et de la canaliser sous la bannière
de la révolution nationale bourgeoise.
Mais, en 1932, le Parti Communiste n'est
pas encore là. Quoiqu'il possède déjà toutes les caractéristiques qui le
rendront capable, quinze ans après, d'offrir une alternative à la bourgeoisie
nationale, il lui manque encore ce qui fera alors sa force : le soutien d'un
vaste mouvement paysan à l'échelle nationale.
On l'a vu, au début des années 30, la
puissante vague révolutionnaire qui avait secoué la paysannerie la décennie
précédente marquait un temps d'arrêt. Si le P.C. bénéficiait incontestablement
de la sympathie des masses paysannes des «districts soviétiques», sa force
résidait pour ainsi dire uniquement dans son armée. En l'absence de mouvement
paysan spontané, le rapport de force entre Mao et Tchang
Kaï-chek se posait pour ainsi dire uniquement au niveau des rapports de force
militaire. Or, si la cohésion de l'Armée Rouge et la valeur de sa direction
étaient incontestablement supérieures à celles des armées du Kuomintang, le
nombre et l'armement assurèrent à Tchang Kaï-chek un avantage écrasant. Aussi,
après trois ans d'existence et après avoir subi plusieurs campagnes
d'annihilation, la République Soviétique de Kiang-si était occupée par les
troupes gouvernementales (1934).
Le Parti Communiste, complètement
confondu avec l'ossature de l'Armée Rouge, quittera cette région pour accomplir
la fameuse «longue marche» afin de trouver une nouvelle base territoriale. Il
la trouvera au nord-ouest du pays, dans un endroit encore plus inaccessible,
encore plus isolé des centres économiques et politiques du pays, et
aussi du prolétariat. Et ce seront les 20 000 soldats aguerris et rodés au
combat, survivants d'une marche de 8 000 kilomètres, qui
s'installeront en fin 1935 dans la région de Yenan, base à partir de laquelle
ils partiront, peu de temps après, à la conquête du pouvoir.
CAUSES SOCIALES ET
NATIONALES DU SUCCES DU P.C.C.
Au cours de ces années, le P.C. aura
transformé les soldats de son armée en d'excellents cadres paysans,
connaissant bien la mentalité, les préoccupations, les problèmes des masses
paysannes, et ayant de très bons rapports avec elles. C'est à l'aide de ces
cadres que le P.C. parviendra à organiser la nouvelle vague du mouvement paysan qui,
commencée vers la fin des années 30, connaîtra son plein développement dix ans
après.
Deux facteurs essentiels permettront au P.C. de se porter à la
tête des mouvements de masses.
Le premier est social. Nous avons déjà parlé du caractère explosif du
problème agraire et de la fréquence; si ce n'est de la permanence, des révoltes
paysannes, qui s'éteignirent faute de perspective politique, faute
d'encadrement.
Or le P.C. apparaîtra comme le seul parti, non seulement à proposer un
programme, des objectifs clairs et compréhensibles aux paysans, mais même comme
le seul à se préoccuper de l'existence des paysans. Entendons-nous cependant
sur le radicalisme du programme agraire du P.C. Ce qui caractérisait ce
programme, c'est moins son radicalisme en fait que son éclectisme, le P.C.
l'adaptant aux circonstances locales mais aussi, et surtout, aux objectifs de
sa politique nationale. Pendant la première période, celle de la
République de Kiang-si, le P.C. a mis en avant d'abord un programme très
radical, comportant la confiscation des terres de tous les riches. Puis, ayant
besoin du soutien des paysans riches, il a abandonné la distinction entre
paysans riches et paysans pauvres, et se contenta d'axer sa propagande sur
l'antagonisme entre les seigneurs et tous les paysans, et dans les faits, il
devint un instrument des groupes dominant les campagnes. Au point que Mao
Tsé-toung lui-même fut obligé d'intervenir, quand il écrivit :
«Bien des grands propriétaires fonciers et paysans riches
ont pris une teinte révolutionnaire... Les exemples ne manquent pas, prouvant
qu'ils ont usurpé le pouvoir provisoire, qu'ils se sont infiltrés dans l'armée,
qu'ils contrôlent les organisations révolutionnaires et qu'ils reçoivent plus
de terres que les paysans pauvres».
Après l'écrasement de la République du Kiang-si, et pendant la longue
marche, le Parti reprit à nouveau un programme radical, axé sur les paysans
pauvres.
Mais, à partir du moment où le Parti commença à axer sa politique sur la
création du front national de résistance au Japon, afin de gagner les couches
les plus larges de la population à cette politique, il établit un programme
agraire extrêmement modéré, axé sur, la réduction des impôts et des loyers et
sur la dénonciation des exactions ; mais il ne fut pas question de toucher aux
rapports sociaux des campagnes. Même la classe des seigneurs ne fut plus
dénoncée en tant que telle, mais seulement les mauvais seigneurs, ceux qui
étaient pro-japonais.
Malgré la modération du programme agraire du P.C., l'Armée Rouge garda la
sympathie des masses paysannes. Comme le dit un historien, en parlant des rapports
entre les paysans et l'autorité établie par le P.C. dans les régions occupées
par lui :
«Pour les paysans, l'autorité, c'est toujours le mal ; et l'armée, la
quintessence du mal. Or, voici un nouveau pouvoir qu'on appelle communiste et
qui, au total, le traite plutôt bien; qui, même s'il renonce à la révolution
agraire et à la confiscation des terres, en impose au despote local et à ses
hommes, contrôle et corrige ses pratiques, de même qu'il contraint la
belle-mère à ménager sa bru, le mari à ne plus battre sa femme, etc.
Le gouvernement du district, c'était
hier la pompe redoutée du «magistrat» devant lequel on se
prosternait; c'est aujourd'hui un «délégué» qui transporte son lit de camp avec
lui et qu'on ne distingue guère des villageois. Et surtout, la façon dont
l'Armée Rouge se conduit à l'égard des paysans contredit toute leur expérience
antérieure de la chose militaire. Étranges soldats qui paient ce qu'ils achètent,
rangent et nettoient les chambres qu'ils occupent, fraternisent avec les
villageois et ne craignent pas d'aider aux travaux des champs».
Ainsi, dans une période d'arrêt des
mouvements de révolte, le P.C. réussit à gagner les paysans,
simplement, pour paraphraser Malraux, en s'apercevant qu'ils existent, en leur
apprenant la dignité humaine, en les respectant.
En 46, avec la nouvelle
poussée de la révolte paysanne, ce sera évidemment trop peu, mais le «Front unique
anti-japonais» aura de toute façon vécu, et le P.C. reprendra à nouveau
un programme radical.
La première cause qui permettra au P.C.
de gagner les masses est donc sociale ; Fa deuxième, tout aussi importante,
sera nationale.
Le problème national n'a jamais été
résolu en Chine. Ni celui de l'unification nationale réelle, ni surtout celui
de la pénétration impérialiste. Le problème national fut pourtant un des
facteurs déterminants et essentiels de la première et deuxième révolutions
chinoises.
Mais ce problème se posera sous une
forme particulièrement aiguë et sous une forme nouvelle à partir de 1931. Cette
année, le Japon conquiert la Mandchourie, une des régions les plus
industriel-les de la Chine, et il y établira un État fantoche, le Mandchoukouo.
Puis, sans déclarer la guerre, les armées japonaises s'infiltrent et
progressent vers l'est et vers le sud et occupent une partie importante de la
Chine.
Auparavant, la pénétration impérialiste
n'a touché d'une manière permanente et directe que les centres urbains côtiers,
les zones de concession. Si les paysans subirent les contre-coups économiques
et sociaux de la pénétration anglaise, française ou américaine, ce fut
indirectement et ils furent rarement confrontés aux impérialistes. Du fait de
l'occupation japonaise, des dizaines de millions de paysans apprendront dans la
vie quotidienne ce qu'est l'occupation par une armée étrangère. D'autre part,
les occupants japonais s'appuieront dans les villages, par la force des choses,
sur les seigneurs terriens locaux, sur les riches du village. II y aura une
interférence du problème national et social. Haine de classe, haine sociale des
paysans seront confondues avec la haine nationale, et y trouveront en même temps
un exutoire.
Telle est la situation, tels sont les
deux problèmes les plus explosifs de la Chine et, surtout, de la campagne
chinoise.
Quelle sera la politique du P.C. ?
La tactique du P.C. dans la situation
créée par l'occupation japonaise sera inscrite dans le cadre de sa stratégie
qui vise à accomplir une révolution bourgeoise-démocratique.
C'est important. De tout temps, le programme du P.C. de Mao fut un
programme bourgeois-démocratique. Le P.C. se voulait le plus radical et le plus
conséquent des partis démocratiques. Mao se présenta en fait comme l'héritier
de Sun Yat-sen, leader de la bourgeoisie révolutionnaire. D'après lui, la
doctrine de Sun Yat-sen était adaptée aux nécessités de l'époque, il ne lui
manquait qu'une chose essentielle, le souci de mobiliser les masses.
L'invasion japonaise permettra au P.C. de tirer toutes les implications
de sa stratégie politique. Tout son programme sera en fait réduit à un seul mot
: patriotisme. On a déjà vu qu'il était prêt à abandonner son programme
agraire, afin d'oeuvrer dans le sens de la réalisation de ce fameux «bloc des quatre
classes» (paysans, ouvriers, intellectuels, bourgeois nationaux) qui sera la
constante de sa politique jusqu'à la prise du pouvoir. Il se déclare même prêt à
abandonner son étiquette communiste, et à se soumettre, à soumettre la «zone
soviétique» au gouvernement central de Tchang Kaï-chek, si celui-ci
est prêt à cesser ses tergiversations et à déclarer la guerre au Japon.
Edgar Snow, qui interviewa Mao Tsé-toung à l'époque, résuma à la suite de
cette interview le programme du P.C. de la façon suivante :
«Soutenir 'le
gouvernement central, hâter l'unification pacifique sous l'autorité de Nankin,
réaliser la démocratie bourgeoise et organiser de la sorte la nation entière
dans la résistance au Japon».
Or, Tchang Kaï-chek ne se décide pas à déclarer la guerre au Japon, qui
continue à progresser. II continue au contraire à envoyer ses
meilleures armées organiser le blocus des zones contrôlées par Mao.
Devant
les paysans des régions occupées, devant les intellectuels nationalistes
des villes, et même devant une fraction de la bourgeoisie nationale et des
cadres de l'armée de Tchang Kaï-chek, le P.C. apparaîtra comme le parti national,
le seul décidé à mobiliser toutes ses forces pour organiser la guerre
anti-japonaise. Les hésitations de Tchang Kaï-chek poussent même des cadres
de l'armée, des seigneurs de guerre, à trouver dans le P.C. ce qui manque à
Tchang Kaï-chek : la détermination et la ferme volonté de défendre la patrie.
Au point que le chef de l'armée que Tchang Kaï-chek a envoyée contre la «République
Soviétique de Yénan», un des plus grands féodaux et seigneurs de guerre du
pays, finira par organiser clandestinement une université militaire
anti-japonaise, en commun avec les communistes. Et quand en 1936 Tchang
Kaï-chek viendra visiter l'État-Major de cette armée, il y sera arrêté et il
aura la surprise de se trouver face au communiste Chou En-lai, manifeste-ment
en meilleurs termes avec le seigneur de guerre censé le combattre. On ne
relâchera Tchang Kaï-chek qu'à la promesse de cesser la guerre contre le P.C.
et de prendre la tête du front national anti-japonais. En contre-partie, le
P.C. accepte de sou-mettre son armée au commandement central de Tchang Kaï-chek
et d'intégrer la République soviétique sous le nom de «région frontière»
à
l'administration centrale. La guerre sino-japonaise ouverte est déclenchée. Le
P.C. en sortira renforcé, encadrant un large mouvement de masse, à la tête
d'immenses régions où il aura établi un véritable État sous sa direction.
DIRECTION
DU P.C.C. : PONT ENTRE LA PAYSANNERIE ET LA BOURGEOISIE
Il est temps ici de marquer un arrêt
pour revenir à l'appréciation de Trotsky sur le «rôle de la
petite et moyenne bourgeoisie citadine, intervenant sous le drapeau du
communisme» en tant que «pont entre la paysannerie et la
bourgeoisie».
Qu'est-ce que
cela a signifié pratiquement, réellement, à la lumière de la politique des
dirigeants du P.C. ? C'est que le Parti bénéficiant du soutien, de l'appui de
la paysannerie, a encadré, a mobilisé, a organisé cette paysannerie, au service
d'un programme bourgeois. Le P.C. tenait à l'appui de la paysannerie,
car c'était cet appui qui faisait sa force. Mais il tenait aussi à adapter sa
politique au gré des intérêts de la bourgeoisie nationale. Ce mot «pont» a
deux
implications politiques, les deux étant caractéristiques de la propagande du
Parti Communiste. Il s'agissait d'une part de convaincre la paysannerie que son
intérêt résidait dans un combat décidé pour la réalisation du programme
démocratique bourgeois. II s'agissait d'autre part de convaincre la bourgeoisie
nationale que son intérêt était de s'appuyer sur les luttes d'émancipation de
la paysannerie.
Le P.C. était devenu en fait le représentant politique le plus radical, le plus
conséquent et aussi le plus efficace de la bourgeoisie nationale. Quel
que soit le danger de toute analogie historique, le rôle du Parti Communiste
évoque dans un contexte social différent le rôle de la petite bourgeoisie
jacobine pendant la Révolution française.
Cette politique correspondait incontestablement à l'aspiration de larges
masses chinoises. C'est pourquoi, c'est pour avoir mené une politique
nationaliste conséquente, appuyée sur les masses paysannes, qu'au sortir de la
guerre, le P.C. contrôlera une grande partie du pays. Pendant que les troupes
régulières de Tchang Kaï-chek subissaient défaite sur défaite pour abandonner
finalement le combat, en attendant que la victoire des puissances
anglo-saxonnes amène la déroute des Japonais, donc la libération de la Chine, le Parti
Communiste, lui, a organisé derrière le front la guérilla et, à la faveur de la guerre
patriotique, a soudé ses liens avec la paysannerie. Toujours avec la
paysannerie —car la guérilla s'est déroulée dans les campagnes— les villes
restant en dehors du champ d'action du Parti.
Au sortir de la guerre, dans toutes les régions où le P.C. assurait la direction
des guérillas, il aura aussi bâti des institutions, des milices, des armées, un
encadrement, en un mot : un appareil d'État.
Que l'on
s'entende bien. L'État bâti par le Parti dans ce qui deviendra l'ensemble des «régions
libérées» en 1945, n'était pas un État paysan : une telle monstruosité
n'existe pas. Les paysans n'assumaient nullement la direction de l'État ; au
maximum, ils assuraient la direction administrative de leurs communes. L'État
bâti par l'armée du P.C. était un appareil spécialisé, se plaçant entièrement
sur le terrain de la bourgeoisie, mais bénéficiant de l'appui populaire,
représentant à sa façon les aspirations de larges masses paysannes. C'est une
chose primordiale : l'appareil d'État de Mao Tsé-toung est né dans les «régions
libérées», sans aucun contact avec le prolétariat urbain. Et ce sera cet
appareil d'État, déjà né, déjà structuré qui, après 1946, porté par des vagues
successives de soulèvements paysans, ira à la conquête des villes.
MAO OU TCHANG ? UNE ALTERNATIVE POUR LA BOURGEOISIE
CHINOISE
En
1945, lorsque la fin de la guerre mettra fin aussi à la collaboration de Tchang
Kaï-chek et de Mao, quand le «Front national anti-japonais» aura éclaté
en deux, deux appareils d'État coexisteront sur le vaste territoire chinois.
Malgré l'énorme différence entre ces deux appareils, malgré la différence des
couches sur lesquelles ils reposaient, chacun des deux offrait à la bourgeoisie
nationale une alternative.
La
décision sera déterminée par la vague de fond du soulèvement paysan. Tchang
Kaï-chek, lié aux couches les plus réactionnaires des classes
féodales, à la bourgeoisie compradore, à l'impérialisme, sera incapable
de promouvoir la moindre politique de réforme agraire, qui aurait pu canaliser
à son profit le mouvement paysan. Son régime sombrera dans la pourriture
totale. II sombrera autant à cause de son pourrissement interne même qu'à cause
des armées de Mao, sur lesquelles il avait pourtant une supériorité militaire tant
numérique que matérielle. Jack Belden, alors reporter en Chine, rapporte dans
son livre les signes de ce pourrissement. Des officiers et même des généraux
vendirent les armes de leurs troupes au plus offrant, au besoin aux
communistes. Les troupes nationalistes, si elles ne passèrent pas avec armes,
bagages et officiers aux Rouges, se transformèrent en bandes de mercenaires
pillards, soucieux seulement de s'enrichir au plus vite. La bourgeoisie
nationale elle-même ne fut pas à l'abri de ces hordes armées. Le même Belden
raconte, comment ces troupes démontèrent et vendirent des usines entières
appartenant aux capitalistes des endroits soumis à leur autorité. Il raconte de
même comment ces capitalistes se sauvèrent des régions nationalistes pour
passer dans les zones rouges, seules régions où leur sécurité, tant économique
que même personnelle, était assurée.
Face à Tchang Kaï-chek, Mao Tsé-toung
est suffisamment libre par rapport aux couches féodales pour «passer le
Rubicon», selon l'expression de Belden, et changer son programme agraire
modéré des temps de guerre en un programme radical, comportant la confiscation
des terres, et bénéficier ainsi du soulèvement paysan.
Dans l'alternative qui lui fut offerte, une grande partie de la
bourgeoisie nationale a choisi Mao Tsé-toung. Porté par le soulèvement paysan,
l'appareil d'État rodé et structuré dans les «régions libérées» partira
à la conquête des zones tenues par Tchang Kaï-chek.
Fin 1949, pratiquement la Chine entière lui appartient. Fait
caractéristique, les villes seront les dernières à être conquises. C'est en
conquérantes que les armées paysannes entreront en ville, et
rencontreront le prolétariat urbain. Comment s'est passée cette rencontre ?
Quels ont été les rapports ?
Dans un passage qui se veut flatteur pour le génie politique de Mao
Tsé-toung, Lucien Bianco, dans un livre consacré aux «Origines de la
Révolution Chinoise», décrit ainsi l'avance de l'armée de Mao vers
Tien-tsin, troisième plus grande ville de la Chine, centre industriel important
:
« Les
difficultés du commerce et de l'industrie, assez graves pour provoquer la
fermeture d'un certain nombre d'entreprises et donc un chômage relativement
étendu, ont beau résulter d'une politique délibérée du gouvernement,
et les armées rouges ont beau être parvenues vers le nord, l'ouest et le sud à
60 kilomètres de la ville, Tien-tsin n'en manifeste pas moins un calme
exemplaire sur le front des grèves et de l'action subversive. Le communisme
chinois était sage de compter plus sur la puissance militaire de ses armées
paysannes que sur l'action révolutionnaire du prolétariat urbain...».
Sagesse exemplaire en effet. Seulement on n'établit pas un État ouvrier
sans la participation active, consciente, révolutionnaire du prolétariat, sans
son organisation dans ses propres instruments étatiques : les soviets. II est
vrai que telle n'était pas l'intention de Mao. Il n'a jamais prétendu
construire un État ouvrier c'est tout au plus
certains trotskystes qui lui attribuèrent de telles intentions mais, comme il
disait, l'État représentait les intérêts des quatre classes nationales :
bourgeoisie, intelligentsia, paysans, ouvriers. Aujourd'hui encore, les quatre
petites étoiles autour de la grande sur l'emblème chinois représentent le bloc
de ces quatre classes.
Plutôt que la «sagesse» politique de Mao, l'attitude des ouvriers de
Tien-tsin a prouvé que le P.C. a sciemment abandonné toute organisation, toute
mobilisation du prolétariat en tant que classe autonome.
Quelle fut l'attitude du nouveau régime vis-à-vis du prolétariat ? On ne
la connaît guère, mais dans l'ensemble elle était dominée par l'indifférence,
tout au moins tant que le prolétariat restait passif ou à la remorque des
troupes paysannes. Les jacobins du bord du Yang-tsé se considéraient comme les
représentants du peuple, en donnant à ce mot la même signification que les
révolutionnaires français. Dans leur esprit, le prolétariat faisait partie du peuple, comme
la paysannerie, comme l'intelligentsia, comme la bourgeoisie nationale. Dans la
mesure où le prolétariat acceptait de se fondre dans le peuple, les dirigeants
ne lui étaient nullement hostiles.
Par contre, le
nouveau régime était prêt à réprimer avec toute la violence nécessaire toute
tentative du prolétariat de se différencier,
de manifester
des aspirations politiques propres, opposées ou simplement distinctes des
autres classes de la société. C'était là la signification
sociale de la répression des trotskystes chinois, dont témoignent leurs lettres
adressées, à l'époque, à la IVème Internationale. C'était aussi la
signification de la répression des grèves qui, au lendemain de la prise du
pouvoir par Mao, se déclenchèrent à Canton et à Shangaï.
Cette attitude est à retenir. Elle permettra de comprendre l'attitude du
régime durant la Révolution Culturelle.
APRES
1949: ÉTAT BOURGEOIS OU «ÉTAT OUVRIER DÉFORMÉ» ?
Nous avons consacré une large part et
même la part prédominante de cet exposé aux conditions sociales et politiques
qui ont abouti à la victoire définitive des maoïstes et à la consolidation du
nouvel État chinois dans l'ensemble du pays. Cet État a émergé des conflits
d'après-guerre, comme un État bourgeois, à direction petite-bourgeoise
jacobine, avec un large soutien populaire, essentiellement paysan.
On nous objectera que oui, mais après
la prise du pouvoir, le régime a pris des mesures dites «socialistes» ;
que dix ans après, la majeure partie de l'industrie était nationalisée et
l'économie planifiée ; que vingt ans après, il ne reste plus que si peu
de capitalistes nationaux ou patriotes.
Mais ces objecteurs admettent-ils qu'un État puisse, par d'imperceptibles
changements, se transformer de bourgeois en ouvrier, même déformé ? Dès lors
qu'on ne l'admet pas, la question se pose, certes légitimement, pourquoi telles
ou telles mesures de nationalisation furent prises, comment de telles mesures
purent être prises par un État bourgeois ? II y a là, en effet, matière à
discussion. Mais cette discussion ne peut se mener que sur la base de la
reconnaissance de ce qu'est l'État chinois : un État bourgeois.
Il existe de nos jours encore, des
capitalistes qui touchent des dividendes de leurs anciens établissements. Mao
ne s'en cache pas. Nous pourrions discuter alors quel est le pourcentage exact
des «capitalistes patriotes» dans l'économie totale. Nous pourrions
avancer que c'est 10 % et nos adversaires affirmer que c'est seulement 5 %. Nos
connaissances limitées de l'économie chinoise, de part et d'autre, nous
permettraient de défendre nos affirmations avec une égale conviction. Mais le
fossé profond qui sépare un État bourgeois d'un État prolétarien passerait donc
entre ces deux chiffres ? Quand bien même il n'y aurait plus un seul bourgeois
patriote, notre analyse n'en serait pas changée pour autant :C'est une banalité
de le dire, et il est regrettable qu'on en soit à ressasser de telles
banalités, que la nature prolétarienne de l'État soviétique ne découlait
nullement de savantes analyses statistiques d'un quelconque INSÉE de l'époque
portant sur le nombre d'usines nationalisées . En Russie, le prolétariat a
effectivement pris le pouvoir, l'a effectivement exercé, tout au moins jusqu'à
la dégénérescence. Pas en Chine. Voilà la différence entre les deux régimes. A
notre avis, elle est de taille.
Le mouvement paysan, mû par l'antagonisme entre la paysannerie et les
seigneurs terriens, profitant de circonstances exceptionnelles telles la
guerre, l'extrême pourrissement du régime de Tchang Kaï-chek, une direction
radicale, a réussi à réaliser une des conditions
de la révolution démocratique bourgeoise : faire place nette, débarrasser le
pays des vestiges féodaux, assurer l'indépendance nationale.
C'est en cela que réside le caractère original de la Révolution chinoise
et aussi son caractère exceptionnel. Mais la faible et peu importante
bourgeoisie nationale, tard venue sur la scène historique, n'est plus capable
de bénéficier de l'aubaine que lui a apportée le mouvement paysan.
Si le régime chinois a été contraint de faire des incursions dans le domaine de la propriété privée, ce n'est point parce qu'il est prolétarien, mais parce qu'il a été poussé par l'antagonisme entre les intérêts de l'État national de nature bourgeoise et l'impérialisme. Et ceci, dans l'intérêt même de la possibilité d'une évolution bourgeoise qui nécessite l'existence d'un État indépendant de l'impérialisme, alors même que la bourgeoisie est trop faible pour assurer le fonctionnement de l'économie.
AUX SOURCES DE LA RÉVOLUTION CULTURELLE
Tout bourgeois qu'il soit cependant, l'État chinois est infiniment plus
populaire que l'État ouvrier dégénéré soviétique. II l'est précisément parce
qu'il n'est pas un État ouvrier dégénéré. Ses dirigeants ne sont pas venus au
pouvoir en usurpant celui du prolétariat, en trahissant leur classe, en la
craignant par la même occasion. Ils continuent à bénéficier de l'appui de ces
masses paysannes qui les ont portés au pouvoir et pour lesquelles le régime
représente un incontestable progrès.
L'existence de cette assise populaire
d'une part, et sa composition petite-bourgeoise d'autre part, ont fait du
Parti Communiste chinois un des plus démocratiques de ses semblables. En effet,
la participation de larges masses en lutte a rendu cette relative démocratie interne
nécessaire, alors que la composition petite-bourgeoise l'a rendue
possible en limitant le danger de débordement.
Or si le P.C.C. est arrivé, dans les
années 1948-49, en conquérant dans les villes, sans aucune attache avec la classe
ouvrière, une fois le pouvoir conquis, le même besoin d'encadrement a entraîné
l'implantation du Parti dans le prolétariat. Quand bien même cette implantation
n'a pas changé la nature du P.C. chinois, la relative tradition démocratique
dans son sein a donné à la classe ouvrière une possibilité de s'exprimer.
Or, au cours des
vingt années passées, le prolétariat s'est renforcé. Il a dû profiter des
canaux des organisations officielles, Parti ou syndicats, pour manifester ses
aspirations propres. Probablement pas des aspirations politiques, mais un
simple désir de vivre mieux. Quoi qu'il en soit, du fait même de la
manifestation de ses aspirations ou de ses revendications, le prolétariat
commençait à apparaître comme une classe distincte du peuple avec ses problèmes
propres. Qui plus est, les cadres subalternes du Parti et des syndicats en
rapport constant avec les ouvriers, dans un climat relative-ment démocratique,
n'ont pas manqué de se faire les porte-parole de ces aspirations. Cela pouvait
être peu de chose pour le présent, mais gros de dangers pour l'avenir aux yeux
des dirigeants du régime.
N'oublions pas le contexte : la Chine de
Mao est depuis sa naissance entourée de la menace impérialiste, menace qui
depuis la nouvelle guerre du Vietnam devient de plus en plus précise.
Le régime de Pékin se prépare à la guerre. Mao fait tout ce que peut
faire une direction petite-bourgeoise en pareille circonstance. Il est limité
par les limites des classes qui l'ont porté au pouvoir. Son régime a une assise
populaire incontestable, ce qui lui permet d'effectuer une véritable «levée en
masse» dans le peuple. Mais son peuple, c'est l'immense masse de la
paysannerie, la petite bourgeoisie urbaine et intellectuelle. Certes, aussi, la
classe ouvrière dans la mesure où elle accepte de se fondre dans ce
peuple, où elle accepte d'être mise au pas. Les dirigeants ne peuvent pas
admettre un climat de revendications à courte échéance ; ils ne peuvent surtout
pas admettre qu'à longue échéance, le prolétariat puisse, à travers ses
revendications, prendre conscience de lui-même, de ses intérêts propres, et
jouer un jour un rôle indépendant. Et dans l'intérêt même de la défense de la
patrie, conçue à la manière petite-bourgeoise, dans l'intérêt de la cohésion
nationale, en réponse à la situation difficile créée par l'isolement de la
Chine par l'impérialisme, Mao est prêt à briser le prolétariat, s'il ne
parvient pas à l'embrigader.
Il s'agissait donc de tuer dans l'oeuf la possibilité d'une telle évolution, de mettre au pas le prolétariat, d'étouffer ses aspirations, de prévenir ses revendications, de l'embrigader. Cette mise au pas n'était pas spécialement destinée à être violente. II s'agis-sait plutôt d'exercer une pression morale, de façonner la vie quotidienne au nom de l'intérêt de la défense de la patrie. Une telle pression moléculaire de tous les jours ne peut être le fait d'un organe de répression, sauf dans les dictatures les plus féroces et les plus équipées, et ce n'est pas le cas de la Chine. Pour effectuer cette gigantesque mise au pas de la population urbaine et du .prolétariat, pour la soumettre à une pression constante, pour l'encadrer, le régime a effectué une véritable mobilisation de masse. II pouvait le faire parce qu'il était populaire, parce qu'il était sûr d'avoir la majorité du peuple derrière lui. Mais de toute manière, il a pris soin de mobiliser la partie la plus encadrée, la plus embrigadée de la population.
Les masses mobilisées dans les Gardes
Rouges furent, pour reprendre la formule de Pékin, des «étudiants,
intellectuels et professeurs révolutionnaires». Ils étaient amenés de
province, transportés, logés, nourris par l'État qui a décidé, pour le besoin
de la cause, de fermer les Universités pendant un an. Ils n'existaient que
parce que l'État les avait suscités, et n'ont existé que tant que l'État le
voulait bien. C'était à ces jeunes intellectuels qu'il appartenait d'imposer
l'esprit d'autorité, l'esprit d'abnégation à la population citadine
et notamment à la classe ouvrière.
Certes, ces étudiants, avec la caution
du Parti, se baptisèrent eux-mêmes «rouges» et «révolutionnaires». Certes,
ils semblaient «anti-bourgeois» jusqu'au ridicule. Mais si le but des
dirigeants chinois avait été simplement l'élimination de cette bourgeoisie nationale
— tant couvée par le régime jusque-là — n'aurait-il pas suffi de mobiliser
précisément ce prolétariat contre qui s'opposèrent les Gardes Rouges ?
Non
! Le rôle dévolu aux Gardes Rouges ne fut pas d'éliminer les bourgeois. Ce fut,
encore une fois, d'agir au niveau moléculaire où les aspirations populaires se
manifestèrent. Ce fut d'exercer une pression telle que personne n'osât
revendiquer quoi que ce soit de peur de passer, de ce fait même, pour un allié
des Américains.
C'est pourquoi à côté des slogans
violemment xénophobes du genre «diables d'étrangers, vous êtes des chiens et
des bâtards», les affiches murales proclamèrent la condamnation pêle-mêle
des pantalons collants, des souliers pointus, des cheveux longs, des
permanentes, des boucles, des enseignes de néon, des taxis, des lunettes de
soleil, et d'autres menues choses à travers lesquelles, paraît-il,
l'impérialisme exerce son influence néfaste et corrompt l'âme du peuple
chinois.
C'est pourquoi les Gardes Rouges s'en
prirent à la «voie diabolique de l'économisme» et à la «pilule dorée
des profits économiques».
C'est pourquoi leur principal grief à l'encontre d'un certain nombre de
cadres locaux du Parti furent du genre : «avoir poussé les
ouvriers à venir à Pékin pour y demander des augmentations».
Notons ici que l'attaque des Gardes
Rouges contre le Parti lui-même fut une source d'étonnement pour les
commentateurs de la presse ; et pour certains trotskystes, c'était là la preuve
d'un commencement de débordement de Mao. En brisant cependant les
organisations locales du Parti ou des syndicats, Mao n'a pas coupé l'herbe sous
ses propres pieds. Bien au contraire, il s'y est attaqué précisément parce que
ces organisations servaient de canaux par lesquels les aspirations du
prolétariat pouvaient passer, et qui pouvaient devenir un embryon
d'organisation indépendante pour le prolétariat.
Manifestement cependant, dans de nombreuses villes, les ouvriers et même les
cadres locaux du Parti, n'acceptèrent pas les leçons de socialisme imposées par
les Gardes Rouges.
De véritables batailles rangées auraient opposé, par exemple, les
ouvriers d'une verrerie de Canton aux Gardes Rouges, bataille dont le bilan se
mesure par plusieurs centaines de blessés. A Shangaï, des ouvriers du textile
ont édité des tracts réclamant des sanctions contre les Gardes Rouges, et
d'après les informations officielles chinoises, les désordres dans cette ville
ont fait une quarantaine de morts et plusieurs centaines de blessés. A
Tien-tsin, des milliers d'ouvriers ont assisté aux obsèques d'une des victimes
des Gardes Rouges. A Nankin, 6 000 personnes auraient été arrêtées à la suite
d'une véritable bataille rangée. A Canton encore, des milliers d'ouvriers
auraient arrêté le travail et l'armée serait intervenue pour prêter main forte
aux Gardes Rouges.
Encore une fois les informations ont été sporadiques, très limitées et partielles ; toutefois le fait est là ; à Shangaï, à Canton, en particulier, hauts lieux du prolétariat chinois, des ouvriers se heurtèrent violemment à des étudiants amenés des villes provinciales.
UNE «RÉVOLUTION CULTURELLE PROLÉTARIENNE» ... CONTRE LE PROLÉTARIAT
Nous sommes loin dans tout cela des
thèses maoïstes. La Révolution Culturelle n'est pas la destruction des derniers
vestiges du passé bourgeois et féodal, mais une répression organisée contre le
prolétariat chinois. L'État de Mao agit bien suivant sa nature et son
caractère, comme il l'a fait à sa naissance, mais à une plus grande échelle.
Bourgeois: il ne peut admettre aucune manifestation autonome du prolétariat ;
populaire : il fait taire ce prolétariat en s'appuyant sur des mouvements de
masses suscités et contrôlés par lui.
Nous sommes
aussi loin des affirmations d'Informations Ouvrières selon lesquelles «le
processus révolutionnaire est amorcé».
La «Révolution Culturelle» n'était pas un geste désespéré d'une fraction
de la «bureaucratie chinoise», contrainte à son corps défendant à
mobiliser les masses pour résister à l'impérialisme, et signant par là-même son
propre arrêt de mort.
En mobilisant les masses petites-bourgeoises estudiantines, les
dirigeants chinois n'ont pas libéré les forces hostiles au régime, au
contraire, c'est pour empêcher que de telles forces puissent naître qu'ils
suscitèrent un mouvement qu'ils contrôlèrent du dé-but jusqu'à la fin. Dans ces
conditions, les déclarations de Newsletter en faveur du
soutien des Gardes Rouges ont une consonance plutôt sinistre, car elles
signifient prendre fait et cause pour le régime de Mao contre le prolétariat.
Quelles traces aura laissé sur le régime chinois l'activité des Gardes
Rouges ? Ceux-ci semblent, aujourd'hui, démobilisés et renvoyés dans leurs
provinces d'origine. Les événements de Chine ne sont plus à la une des journaux,
et en fait nous avons bien peu d'informations sur ce qui s'y passe. Les rares
informations font état du rôle accru de l'armée.
Qu'y a-t-il derrière ce silence ?
Est-ce que, contraints à bouleverser les structures locales du Parti, devenues
dans les villes les canaux par lesquels s'exprimaient les aspirations
ouvrières, les dirigeants s'appuieront davantage sur la seule organisation
restée stable, c'est-à-dire l'armée ? Va-t-on vers une militarisation du régime
?
Étant donnée l'intervention de plus en plus accrue de l'armée, vers la
fin de la Révolution Culturelle, c'est possible. Mais ce n'est nullement
certain.
II est possible aussi que, malgré le rôle croissant de l'armée au fil des jours de la
Révolution Culturelle, ce rôle accru ait été momentané et destiné seulement à
épauler l'action des Gardes Rouges. Le régime peut n'avoir ni l'intention, ni surtout le
besoin de s'appuyer davantage que par le passé sur l'armée, et peut se
contenter de reconstruire les organes locaux du Parti et des syndicats, après
les avoir épurés.
Cependant, malgré les épurations, les mêmes causes engendre. raient les
mêmes effets, et ces organisations urbaines finiraient encore par refléter,
même d'une façon déformée, les intérêts spécifiques des ouvriers. Ce qui voudrait
dire que le régime serait contraint périodiquement à effectuer des nettoyages
et qu'on reverrait alors à nouveau les Gardes Rouges à l'oeuvre. Pour l'heure,
il n'existe aucune information sûre permettant d'étayer une des deux
hypothèses.
Pour conclure, ce qu'on peut affirmer avec certitude, c'est que la
Révolution Culturelle n'est pas un approfondissement de la révolution
chinoise, dans le sens prolétarien et socialiste du terme. Tout au contraire,
elle vise à diminuer la part du prolétariat dans la vie sociale, elle vise à
affaiblir le rôle du prolétariat comme force organisée.
La dernière question, mais la plus importante, est alors de sa-voir quelles sont les chances du prolétariat chinois de se relever et de retrouver la place qui fut la sienne avant 1927. A considérer uniquement le contexte chinois, bien peu. L'appui dont bénéficie le régime de la part de la grande majorité de la population lui per-met non seulement de briser immédiatement toute manifestation politique du prolétariat, mais aussi tout désir de différenciation, au niveau le plus élémentaire. La Révolution Culturelle l'a prouvé.
N'oublions pas
un deuxième facteur. Si le régime a l'appui du peuple, c'est certes à cause de
son passé, de ses origines. Mais, si Mao peut s'attaquer à la classe ouvrière
en bénéficiant du soutien populaire, c'est aussi à cause du contexte
international.
L'étouffant étau
de l'impérialisme ressoude l'unité nationale derrière Mao, et légitime devant
le peuple les mesures d'austérité de celui-ci.
Aussi, le
prolétariat chinois a besoin du prolétariat international. A courte échéance
pour desserrer l'étau de la menace impérialiste sur la Chine. A longue échéance
enfin, si le prolétariat chinois est faible en nombre par rapport à l'énorme
masse de la paysannerie, il est fort de ses alliés, c'est-à-dire du prolétariat
international. La renaissance politique du prolétariat chinois se fera
dans le cadre d'une remontée du mouvement révolutionnaire prolétarien à l'échelle du
monde.