Lutte Ouvrière dans le mouvement trotskyste

 

Il y a en France aujourd'hui trois organisations trotskystes d'envergure sensiblement égale, Lutte Ouvrière, la Ligue Communiste Révolutionnaire et le Parti Communiste Internationaliste. Il y a aussi plusieurs autres groupes de moindre taille.

Cette situation ne donne pas seulement prise aux sarcasmes de nos adversaires qui veulent y voir la preuve de l'incapacité congénitale du trotskysme et peuvent aujourd'hui comme hier répéter la vieille plaisanterie : "Dès qu'il y a trois trotskystes il y a au moins deux partis". Elle désole aussi tous ceux qui regardent avec sympathie vers les idées révolutionnaires et sans aucun doute les militants des différents groupes, à moins qu'ils ne soient caparaçonnés dans le sectarisme. Tous ceux-là ne peuvent s'empêcher d'imaginer qu'une organisation qui associerait les forces de tous ces groupes, ou même simplement des principaux d'entre eux, en ferait déjà un parti dont les interventions pourraient compter dans la vie politique du pays.

La question de l'unité est d'autant plus posée que ces dernières années, si la direction du PCI a cultivé l'isolement par rapport aux autres organisations trotskystes, sans doute pour être plus à l'aise pour tenter de complaire au Parti Socialiste ou à certaines bureaucraties syndicales, Lutte Ouvrière et la Ligue Communiste Révolutionnaire par contre se sont présentées aux élections en commun à plusieurs reprises.

Si Lutte Ouvrière et la LCR peuvent se présenter ensemble aux élections, pourquoi ne pourraient-elles pas faire bien d'autres choses ensemble, pourquoi ne pourraient-elles pas faire une seule organisation ? Sinon, qu'est-ce qui les en empêche ? Qu'est-ce qui justifie leur séparation ?

Il est vrai que la création et le maintien d'un groupe distinct doivent être justifiés par des différences décisives qui empêchent de coexister à l'intérieur d'une même organisation. Trop de scissions, à nos yeux, n'ont certainement pas eu cette justification. Il est grave de contribuer encore à l'émiettement d'un mouvement trotskyste déjà si dispersé, en France comme dans le monde, ou de l'entretenir.

Alors puisque Lutte Ouvrière est trotskyste -et elle le revendique et l'a toujours revendiqué- pourquoi l'est-elle à part?

 

UN MOUVEMENT TROTSKYSTE...

 

Si nous nous réclamons aujourd'hui en 1983 du programme trotskyste, c'est parce qu'il s'agit du programme tiré des expériences réelles du mouvement ouvrier révolutionnaire ; parce que le trotskysme est tout simplement le faisceau des conclusions tirées de la révolution russe puis de la dégénérescence de l'Etat soviétique en un monstrueux appareil bureaucratique et totalitaire, mais aussi des échecs des mouvements prolétariens en Chine, en Allemagne ou en Espagne dans les années vingt et trente. Depuis, le monde certes a bien changé, ce qui pose maints problèmes à qui veut le comprendre, l'expliquer et le transformer, mais le mouvement ouvrier révolutionnaire, lui, a stagné et est resté silencieux. Nulle part la classe ouvrière n'est intervenue, indépendamment, en tant que classe, dans des événements politiques décisifs, et encore moins pour y réclamer le pouvoir politique pour elle-même afin de transformer la société et la mettre sur la voie du socialisme.

A ceux pour qui le marxisme demeure la philosophie et l'explication de notre société et de notre époque, pour qui donc le prolétariat est la classe, la seule classe, qui par sa place dans la société et ses rapports tant avec les autres classes qu'avec la production, peut transformer le monde dans un sens socialiste, force donc est, encore aujourd'hui, en 1983, de partir du programme trotskyste, condensé des dernières expériences vivantes du prolétariat révolutionnaire.

Autrement d'ailleurs quel choix avons-nous ?

Il y a eu depuis un certain nombre de théories ultra-gauches. Elles se caractérisent toutes par le fait d'avoir été élaborées par quelques têtes, quelquefois éminentes, mais sans relation avec l'expérience du mouvement ouvrier réel. Que peuvent valoir les élucubrations en cabinet, même de penseurs brillants et de valeur, sans lien aucun avec un mouvement social et politique réel, quand il s'agit de révolution et de socialisme ?

Il y a eu aussi depuis différentes théories tiers-mondistes. Il s'agissait toujours d'une tentative de théorisation de l'expérience, révolutionnaire ou non, d'autres classes ou couches sociales que le prolétariat : les différentes variétés de la petite-bourgeoisie, notamment la paysannerie, des pays sousdéveloppés.

On peut remarquer d'ailleurs qu'aujourd'hui les courants qui s'en réclamaient ont perdu bien de la vigueur. Le principal d'entre eux, le maoïsme, après avoir connu une flambée dans les années soixante et au début des années soixante-dix, est retombé, disloqué et liquidé bien plus par ses propres contradictions que par des difficultés objectives, et par la découverte, avant même la mort de Mao lui-même, que le maoïsme, le vrai, n'était rien d'autre que la défense des intérêts nationalistes de l'Etat chinois.

Quant aux courants ultra-gauches qui n'ont jamais atteint, et de loin, au moins à l'échelle internationale, même la faible importance du mouvement trotskyste, la plupart de leurs théoriciens ont fini par dériver à droite, jusqu'au réformisme dans le meilleur des cas, comme Shachtman aux Etats-Unis, encore bien plus loin parfois. Castoriadis nous en a offert un dernier exemple récemment en France. C'est une façon après tout de prouver dans la pratique que leurs théories étaient suspendues dans le vide.

 

...MAIS PAS DE PARTI OUVRIER RÉVOLUTIONNAIRE

 

Face aux autres courants qui se sont réclamés à un moment ou à un autre du socialisme et de la révolution, le courant trotskyste peut exciper de sa continuité et de son maintien à l'échelle internationale. Il n'en demeure pas moins qu'il reste faible. Il est vrai qu'il y a dans la plupart des pays du monde des militants qui se réclament du trotskysme. Mais il n'y a dans aucun pays de véritable parti, au sens d'une organisation qui aurait une réelle influence sur au moins une partie notable du prolétariat. Et du coup il n'y a pas non plus de véritable internationale. Les différents organismes internationaux qui, implicitement ou explicitement, ont cette prétention, y compris le plus important d'entre eux, le Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale, qui dit regrouper dans ses rangs la majorité des groupes trotskystes de par le monde (nous n'avons pas Vérifié les comptes), n'ayant ni l'influence ni le bilan qui pourrait la justifier.

Il y a bien sûr, des causes objectives à cette faiblesse. C'est vrai que le mouvement trotskyste a été, à ses débuts surtout, victime d'une violente répression. Celle-ci lui a coûté une partie de ses cadres les mieux trempés dans la lutte révolutionnaire et surtout Trotsky lui-même, son dirigeant de stature mondiale, qui incarnait en quelque sorte l'expérience de la révolution russe. Certaines des sections de la Quatrième Internationale naissante, parmi les plus importantes soit par l'expérience révolutionnaire soit par l'influence qu'elles avaient acquises déjà dans les masses prolétariennes ou opprimées, ont pratiquement été complètement liquidées par cette répression.

Ainsi disparurent à la fin des années trente les trotskystes d'URSS dans les camps staliniens, c'est-à-dire l'essentiel des cadres révolutionnaires qui auraient pu créer la nouvelle internationale. Ainsi disparut aussi, par exemple, à la fin de la seconde guerre mondiale, le parti trotskyste indochinois qui avait acquis une réelle audience sur une partie des ouvriers vietnamiens.

L'autre cause essentielle de la faiblesse du mouvement trotskyste est le fait que nulle part depuis quarante ans il n'y a eu de mouvement révolutionnaire dans la classe ouvrière. A cela on peut trouver diverses raisons : le triomphe du stalinisme dans le mouvement communiste qui, joint aux défaites du mouvement ouvrier révolutionnaire qui de la Chine à l'Espagne en passant par l'Allemagne ont précédé la seconde guerre mondiale, a certainement été un facteur essentiel dans cette longue stagnation ; la prospérité relative du monde impérialiste qu'ont connue les grands pays impérialistes durant les trois décennies qui ont suivi cette seconde guerre mondiale a joué également son rôle.

Quand la classe ouvrière n'est pas révolutionnaire, il est certainement difficile de construire des partis ouvriers révolutionnaires. Mais, si leur absence est due, au moins en partie, à une situation non révolutionnaire, elle est aussi l'une des causes qui expliquent qu'aucune lutte de la classe ouvrière n'ait pris la voie révolutionnaire.

Et nous en arrivons au problème essentiel qui demeure celui du mouvement trotskyste : comment créer un parti ouvrier révolutionnaire, par quelle voie, par quels moyens ? Comment le créer dans une période où la classe ouvrière n'est pas révolutionnaire ? Ou, au moins, comment créer et maintenir une organisation qui par sa politique comme ses liens effectifs avec la classe ouvrière soit en position de jouer un rôle au sein de celle-ci, d'intervenir dans les luttes politiques ou sociales actuelles du prolétariat ? Et par là de conserver toutes les chances pour que le parti ouvrier révolutionnaire surgisse, s'il n'existe pas avant, lorsque se présentera une nouvelle situation révolutionnaire.

C'est à ce problème qui demeure posé à tout le mouvement trotskyste que Lutte Ouvrière propose une réponse différente, pensons-nous, de celle fournie par toutes les autres tendances, quelles que soient leurs différences entre elles par ailleurs.

C'est donc en fait, même si cela pouvait apparaître à première vue contradictoire, parce qu'elle est trotskyste que Lutte Ouvrière existe à côté et indépendamment du reste du mouvement trotskyste.

 

LUTTE OUVRIÈRE: UN CHOIX VOLONTARISTE VERS LA CLASSE OUVRIÈRE

 

L'orientation prise par Lutte Ouvrière l'a été en fonction de la situation du mouvement révolutionnaire comme de celle du mouvement ouvrier. Celui-ci était partout sous l'influence quasi absolue des réformistes, sociaux-démocrates ou staliniens suivant les endroits et les pays, et les groupes trotskystes étaient également partout très faibles numériquement, sans influence ne serait-ce que sur une partie de la classe ouvrière, généralement composés en grande majorité d'intellectuels et de petits-bourgeois. C'est en partant de cette constatation qu'une poignée de militants venant du petit groupe de l'Union Communiste des années quarante, fonda en 1956 Voix Ouvrière (organisation dissoute par le gouvernement en 1968, dont est issue Lutte Ouvrière).

Notre choix est d'abord un choix de classe : le prolétariat. Mais à une époque où c'est la petite-bourgeoisie intellectuelle qui tient le devant de la scène en matière de radicalisme et où le mouvement ouvrier est tout entier réduit aux organisations réformistes, c'est aussi un choix volontariste qui implique le refus de militer en priorité vers les milieux qui pouvaient sembler -et qui le sont pour tant d'autres- a priori privilégiés pour ce faire.

Parce que Voix Ouvrière était un tout petit groupe, elle estimait qu'il fallait consacrer toutes ses forces à s'implanter dans la classe ouvrière et uniquement à cela.

Parce que le mouvement ouvrier tout entier, et notamment les organisations syndicales, étaient sous le contrôle des bureaucraties réformistes, elle estimait que l'organisation révolutionnaire ne pouvait se contenter d'une activité au sein et en direction de l'étroit milieu du mouvement ouvrier organisé, les syndicats et partis politiques ouvriers. Elle devait au contraire exister et apparaître ouvertement au milieu de l'ensemble des travailleurs du rang, organisés ou non, politisés ou non.

Le travail au sein ou en direction des appareils politiques ou syndicaux traditionnels, ou en direction de leurs militants, doit être subordonné au travail dans la masse de la classe ouvrière. Les révolutionnaires ne doivent certes pas renoncer à convaincre et à gagner ces militants. Au contraire, il y a de grandes chances pour qu'il n'y ait de parti ouvrier révolutionnaire que lorsqu'une fraction d'entre eux aura été détachée de leurs directions réformistes. Mais le seul moyen pour parvenir à ce but est d'abord de démontrer que le courant révolutionnaire peut vivre et exister dans la classe ouvrière, qu'il a une politique pour celle-ci, qu'il a une réponse révolutionnaire différente de celle des réformistes et plus efficace aux différents problèmes, petits ou grands des travailleurs, et ceci même lorsque

la situation n'est pas révolutionnaire.

C'était cette orientation qu'avait adoptée déjà, pendant les années de la guerre et celles qui suivirent, le groupe de l'Union Communiste, alors bien plus petit que le PCI, section française de la Quatrième Internationale, mais qui fut quand même en mesure d'assurer la direction de la grève des usines Renault en avril et mai 1947, grève qui devait servir de prétexte à expulser le Parti Communiste Français du gouvernement.

C'est cette orientation qui amena Voix Ouvrière dans la deuxième partie des années cinquante à commencer la publication de bulletins d'entreprise dans quelques unes des grandes entreprises du pays, bulletins qui s'adressaient à l'ensemble des travailleurs et pas seulement à la minorité syndicaliste ou politique. Ces bulletins étaient peu nombreux mais ils marquaient la volonté d'orienter le travail des révolutionnaires vers l'ensemble de la classe ouvrière. A l'époque d'ailleurs parce que cette activité amenait les révolutionnaires qui l'avaient entreprise à se heurter, y compris physiquement, aux portes des usines avec les militants de la CGT et du PCF, elle fut quelquefois jugée provocatrice par certains dirigeants du mouvement trotskyste, qui indiquaient ainsi qu'ils estimaient préférable que le mouvement révolutionnaire disparaisse des entreprises, plutôt que d'avoir à combattre les bureaucraties ouvrières.

La stratégie choisie est, répétons-le, dans la logique de la situation et du mouvement révolutionnaire et de la classe ouvrière. Si le but est bien de construire un parti ouvrier révolutionnaire, et rien d'autre, il s'agit de le construire dans la classe ouvrière et nulle part ailleurs. Il ne pourra être construit dans aucun autre milieu, même un milieu en grande partie ouvrier mais tout de même séparé du gros de la classe ouvrière par des intérêts distincts de bureaucratie, comme le milieu syndicaliste. Et puisque les révolutionnaires sont peu nombreux ils ne peuvent pas s'atteler à d'autres tâches que celle de faire exister l'organisation révolutionnaire dans la classe ouvrière. C'est là qu'ils doivent militer, influencer, convaincre et recruter en priorité. Militer en direction d'un autre milieu, quand le mouvement est faible, amène immanquablement d'une part à se détourner de la tâche primordiale et d'autre part à construire une organisation qui n'est ouvrière révolutionnaire qu'en parole, au mieux, puisque sa base sociale se trouve être autre chose que la classe ouvrière elle-même.

 

... ET LE REFUS DE CONSTRUIRE UNE ORGANISATION DANS UN AUTRE MILIEU

 

Cette orientation, ce choix fondamental, impliquent à chaque moment et à chaque situation d'autres choix qui en découlent, et pour les faire l'application de la même méthode rigoureuse, logique et volontariste.

Depuis longtemps, les idées du socialisme révolutionnaire trouvent davantage d'écho dans le milieu de la petite-bourgeoisie intellectuelle et il y est plus facile pour les révolutionnaires d'y exister, d'y recruter, d'y défendre ouvertement les idées révolutionnaires, d'y avoir même un impact dans les événements immédiats. Mais ces possibilités mêmes recèlent un danger justement : celui de tourner l'organisation révolutionnaire vers ce milieu et d'amener ainsi sa Politique à se faire en fonction des préoccupations et des problèmes de ce milieu. Elle court alors le risque, qu'elle le veuille ou non, de se faire très vite le reflet sinon le porte-parole politique d'un milieu petit-bourgeois, et à plus ou moins long terme, d'être incapable de jouer son rôle de représentant du prolétariat révolutionnaire pour la simple raison qu'elle se trouve coupée du prolétariat tout court.

Cela ne signifie certes pas que l'organisation révolutionnaire doit cesser de recruter dans les milieux étudiants ou intellectuels. Cela ne signifie pas que les militants étudiants doivent se couper totalement de leur milieu au point de se refuser d'y recruter les femmes, et les hommes qui seraient susceptibles de devenir révolutionnaires.

Cela signifie que même les militants étudiants, comme tous les militants petits-bourgeois en général, doivent consacrer l'essentiel de leur énergie et de leur activité en direction de la classe ouvrière.

Dans leur propre milieu social, le recrutement peut se continuer sans de trop gros efforts, et de même la défense ouverte des idées révolutionnaires. Mais c'est une raison supplémentaire pour consacrer le plus d'efforts pour recruter et défendre les idées révolutionnaires dans le milieu ouvrier. Cette attitude volontariste ne correspond pas seulement à la logique puisque c'est bien le recrutement d'ouvriers révolutionnaires et l'influence des idées révolutionnaires dans le prolétariat qui seront décisifs pour qu'il y ait un jour un parti ouvrier révolutionnaire. Elle est aussi, et peut-être surtout, nécessaire pour maintenir, dans cette période, l'axe d'une petite organisation, c'est-à-dire ses préoccupations toutes entières et sa politique, en direction du prolétariat.

On peut noter d'ailleurs que Trotsky lui-même dans les dernières années de sa vie avait bien conscience de ce qui était déjà un problème, quand il écrivait en 1939 au Socialist Workers Party des Etats-Unis : "Je continue à penser que vous avez beaucoup trop de petits-bourgeois, garçons ou filles qui sont très bien et très dévoués au parti, mais qui ne réalisent pas pleinement que leur devoir n'est pas de discuter entre eux, mais de pénétrer dans le milieu frais des ouvriers. Je réitère ma proposition : tout membre petit­bourgeois qui durant un certain temps, disons trois ou six mois n'aura pas amené un ouvrier au Parti sera remis au rang de stagiaire et après trois autres mois sera exclu du parti. Dans certains cas cela sera peut-être injuste, mais le parti dans son ensemble en recevra un choc salutaire dont il a grand besoin. Un changement absolument radical est nécessaire." (cité dans "Défense du Marxisme", "D'une égratignure au danger de gangrène").

Ainsi dans les années soixante dans les milieux de la jeunesse étudiante il y avait beaucoup de gens qui étaient prêts à se réclamer des idées du socialisme révolutionnaire, enthousiasmés par les révoltes du Tiers­Monde. Voix Ouvrière se refusa à tenter de construire une organisation dans ce milieu en recrutant sur la base du soutien à ces révoltes. Cette activité permettait peut-être de recruter davantage dans le milieu étudiant, d'y être en tout cas plus connu et plus apprécié. Les Jeunesses Communistes Révolutionnaires le montrèrent en 1968. Mais cela ne permettait pas d'avancer plus vite dans la construction du parti ouvrier révolutionnaire, la Ligue Communiste que formèrent ensuite les J.C.R., fit aussi la preuve de cela après 1968.

 

L'AUTRE VOIE, EN DIRECTION D'UNE SOI-DISANT AVANT-GARDE POLITISES...

 

Le reste du mouvement trotskyste a pris une autre orientation. Et quelles que soient les tendances, autant que nous les connaissions, et quelles que soient les divergences qu'elles peuvent avoir entre elles par ailleurs, fondamentalement cette orientation est la même.

Certes, toutes ces organisations ont toujours pour but la construction d'un parti ouvrier révolutionnaire dans leur pays et d'une internationale à travers le monde. C'est en cela qu'elles demeurent trotskystes. Et c'est en cela que nous avons un terrain commun avec elles, puisque nous partageons le même but.

Mais pour ce faire elles ont emprunté une direction inverse de celle de Lutte Ouvrière qui a choisi d'être là où est la classe ouvrière, qu'elle soit dans son ensemble et dans l'immédiat politiquement active ou non, ou politiquement consciente ou non.

Toutes les organisations trotskystes continuent bien sûr à parler de classe ouvrière et affirment qu'elles militent dans sa direction. Mais pour la plupart d'entre elles, dans les faits, il n'y a de prolétaires, d'exploités ou d'opprimés que dans les organisations ou les mouvements qui se réclament du combat contre l'oppression et l'exploitation. Dans les faits, ce sont les seuls qu'elles prennent vraiment en considération. Au fond, pour elles, la classe ouvrière se confond avec les organisations politiques et syndicales de la gauche. C'est à partir des seuls membres et militants de ces organisations, sous le prétexte qu'ils font montre d'une conscience politique qui fait défaut -mais il s'agit d'une conscience politique réformiste - au reste de la classe ouvrière que l'on pourra construire le parti révolutionnaire. Et du coup leur politique est d'essayer d'influer sur ces organisations ou ces militants, de tenter de les pousser plus à gauche, et plus généralement d'être d'abord et avant tout là où ils sont et dans les activités qu'ils mènent, que ces activités soient ou non sur les terrains spécifiques de la classe ouvrière.

Et ce choix ne pouvait pas manquer d'avoir toute une série de conséquences.

La première conséquence est liée au fait qu'une organisation faible ne peut être partout et qu'il lui faut choisir où investir ses forces, même quand elle prétend le contraire. Quand Lénine demandait aux sociaux-démocrates russes d'aller militer dans toutes les couches et classes de la société, ce que l'on a souvent opposé à Lutte Ouvrière pour condamner sa politique qualifiée d'ouvriériste, il s'adressait à un parti de milliers et même de dizaines de milliers de membres, avec des sympathies encore plus nombreuses, ayant une influence incontestée sur la classe ouvrière, pas à un petit groupe de révolutionnaires isolés.

Du coup, en France par exemple, pendant longtemps, on a pu trouver des militants trotskystes un peu partout, dans les syndicats sociaux­démocrates ou staliniens (bien plus dans les premiers que dans les seconds d'ailleurs où il est difficile mais pourtant plus important pour les révolutionnaires de militer), dans les différents partis de gauche, dans les innombrables comités de toute sorte que la gauche suscite à foison pour toutes sortes de causes. Le seul terrain où le trotskysme n'apparaissait jamais en tant que tel était celui de l'ensemble de la classe ouvrière, le seul milieu où l'on n'essayait pas de gagner de l'influence était celui des travailleurs du rang. Pendant des années les seuls tracts révolutionnaires et trotskystes diffusés régulièrement dans les usines furent ceux de Lutte Ouvrière. Et aujourd'hui encore la seule presse trotskyste régulière s'adressant à l'ensemble des travailleurs, dans quelques centaines d'usines, est celle de Lutte Ouvrière et non celle de la LCR ou du PCI.

La deuxième conséquence est tout aussi logique et naturelle dans une période où la classe ouvrière n'est pas révolutionnaire. Parce que c'est dans certains milieux ou certaines couches de la petite bourgeoisie que la vie politique est la plus active que la gauche recrute, que même les idées socialistes révolutionnaires ont le plus d'échos et qu'il est le plus facile d'y avoir une influence et d'y recruter des révolutionnaires, c'est vers ces milieux que les militants trotskystes vont orienter leurs efforts. Et généralement des succès même limités, mais pour un petit groupe il suffit d'un petit succès, entraînent une propension à continuer à militer sur le même terrain et dans la même voie. C'est ainsi que peuvent grandir des organisations, qui sans doute continuent à se réclamer de la révolution prolétarienne, mais sont en fait des organisations composées de petits­bourgeois, militant dans un milieu petit-bourgeois et dont la politique vise à influencer ce milieu.

Ces organisations peuvent prendre conscience de la nécessité de se tourner vers la classe ouvrière. Elles peuvent aussi finir par avoir dans leurs rangs un nombre relativement important de travailleurs : les étudiants, par exemple, finissent par entrer dans la vie active et pour un bon nombre aujourd'hui, comme simples employés ou même ouvriers.

Mais alors, tout naturellement dans le droit fil de leur orientation précédente, quand elles parlent de militer dans la classe ouvrière les organisations parlent généralement uniquement de militer dans les syndicats et en direction des syndicalistes. Ce travail ouvrier est un travail uniquement en milieu syndical, c'est-à-dire une toute petite couche de la classe ouvrière, politiquement importante sans doute mais aussi aux intérêts souvent bien distincts du reste des travailleurs. Et les succès là aussi -il peut y en avoir bien sûr- amènent ces organisations parce qu'elles gagnent de l'influence et des gens dans ce milieu, à ne s'adresser qu'à lui, à ne mener leur politique qu'en fonction de sa politique. C'est souvent le cas aujourd'hui de la LCR vis-à-vis de la CFDT, comme celui du PCI vis-à-vis de FO ou de la FEN.

 

... QUI MÈNE A L'OPPORTUNISME ET AU SUIVISME

 

La troisième conséquence enfin, et elle vient tout aussi naturellement et logiquement, c'est une politique systématiquement opportuniste et suiviste vis-à-vis des mouvements staliniens, réformistes ou nationalistes radicaux et ce à l'échelle non seulement nationale mais internationale.

Le premier pas était de sauter systématiquement dans le mouvement qui semblait avoir le vent en poupe ou de se placer dans son sillage pour tenter d'y acquérir des gens et de l'influence, sinon le pousser dans une direction révolutionnaire, sans trop se préoccuper de sa nature de classe. Le second pas fut de présenter ce mouvement comme révolutionnaire socialiste prolétarien ou en passe de le devenir même lorsqu'il s'agissait de mouvements petits-bourgeois ou de mouvements nationalistes.

C'est ainsi que le Secrétariat International de la Quatrième Internationale, qui devint le Secrétariat Unifié en 1963, tenta d'accrocher son wagon à Tito, présenté comme un vrai communiste révolutionnaire parce qu'il s'opposait à Staline, alors qu'il n'était que le représentant du nationalisme yougoslave défendant les prérogatives de l'Etat national dont l'indépendance était menacée par l'URSS ; puis à Mao, présenté à son tour comme un vrai communiste révolutionnaire mais cette fois parce qu'il se réclamait ouvertement de ses liens avec le "communisme" de Staline alors qu'il n'était lui aussi qu'un représentant radical du nationalisme chinois.

Plus tard de très nombreux mouvements nationalistes du Tiers­Monde et leurs leaders furent, tour à tour ou en même temps, présentés comme des mouvements révolutionnaires socialistes et prolétariens ou sur la voie de l'être. Ce fut le cas avec le FLN algérien, Michel Pablo alors le leader le plus en vue du S.I., allant jusqu'à accepter la place de conseiller auprès de Ben Bella, le premier dictateur du nouvel Etat algérien. Ce fut aussi le cas avec Fidel Castro et Che Guevara, les sections latino­américaines du S.U. se disant ouvertement castristes et guévaristes et prônant en conséquence pendant des années une politique de guérilla appuyée essentiellement sur les paysans. Ce le fut encore avec le FNL vietnamien et Ho Chi Minh. Les camarades du S.U. nous pardonneront d'en omettre.

Le "pablisme", du nom de Michel Pablo, qui en vint bien vite à soutenir que les partis sociaux-démocrates ou staliniens pouvaient être en certaines circonstances révolutionnaires, et à inviter donc les trotskystes à se fondre en leur sein, avant de dire et de faire la même chose pour les mouvements nationalistes du Tiers-Monde, fut la théorisation extrême de cette politique opportuniste et suiviste. Mais celle-ci ne fut ni le fait ni la faute du seul Pablo. La preuve, c'est que, avant comme après sa rupture d'avec Pablo, le S.U. eut exactement la même politique envers Castro ou Ho Chi Minh. Aujourd'hui les mouvements nationalistes sont quelque peu retombés dans le Tiers-Monde et Castro comme Ho Chi Minh ont eu tout loisir de montrer qu'ils n'étaient nullement des communistes révolutionnaires mais simplement des nationalistes. Pourtant, encore une fois, sans tenir compte des leçons passées, c'est au tour des sandinistes nicaraguayens d'être présentés comme des révolutionnaires en marche sur la voie du socialisme, en rupture avec la bourgeoisie et l'impérialisme, et donc prolétariens ou bien près de le devenir. Suivant qu'il s'agit de la presse américaine ou européenne du S.U., il y a certes des nuances dans l'appréciation du degré de transformation des sandinistes en communistes révolutionnaires, mais sur la réalité de ce processus elles tombent en accord.

Toute cette politique ne pouvait avoir qu'un résultat. Sur le plan politique ce fut une confusion extrême puisque dans le même temps on défendait l'internationalisme mais on présentait des nationalistes comme les vrais communistes du jour, on continuait à soutenir l'idée que la classe ouvrière est la seule classe révolutionnaire mais on affirmait aussi que des mouvements complètement petits-bourgeois étaient les guides du mouvement révolutionnaire mondial de notre époque, et pour couronner le tout on cherchait à prouver que ces mouvements étaient, contrairement à toutes les apparences, de nature prolétarienne.

Notons-le en passant : cette confusion politique n'est certainement pas pour rien dans l'émiettement du mouvement trotskyste. N'est-il pas symptomatique qu'un certain nombre de scissions se soient faites non sur l'activité du mouvement trotskyste elle-même, mais sur le jugement et l'analyse qu'il convenait de porter sur la nature de tel ou tel mouvement nationaliste et sur la mesure du soutien qu'il convenait de lui accorder?

Et sur le plan de l'activité pratique en tout cas cela a conforté le mouvement trotskyste dans une attitude qui aboutit à tourner le dos à la classe ouvrière. Puisque la révolution était le fait de la paysannerie ici, d'autres couches de la petite bourgeoisie là, mais du prolétariat nulle part, pourquoi s'appliquer à une politique en direction de celui-ci où que ce soit ? Du coup on continuait à lui tourner le dos dans les pays capitalistes industrialisés comme dans les pays sous-développés.

Nous nous attardons ici sur la politique du S.U. Après tout, à tout seigneur tout honneur, et puisqu'il se dit le regroupement international le plus important, il est aussi le plus représentatif de cette tendance à l'opportunisme et au suivisme. Mais il est vrai que les autres tendances menèrent des politiques similaires même lorsqu'elles semblaient opposées.

Ainsi quand, en France, la section du S.I. apporta son soutien politique total au FLN algérien, le groupe autour de "La Vérité" ancêtre du PCI actuel, qui s'était séparé d'elle parce qu'il refusait le "pablisme" a apporté, lui, son soutien politique total à un autre groupe algérien, le MNA de Messali Hadj, simplement rival du FLN mais tout aussi nationaliste.

Ainsi encore, quand le PRT-ERP, que le S.U. reconnaissait alors comme sa section argentine bien, qu'il se réclamât autant et même davantage de Fidel Castro, Che Guevara, Mao Tsé Toung et même Kim Il Sung que de Trotsky, s'engagea dans une politique de guerilla à l'imitation de groupes péronistes inspirés eux aussi par le castrisme, d'autres groupes trotskystes qui s'opposaient au premier s'alignèrent, eux, sur la bureaucratie syndicale péroniste.

Ces différentes tendances trotskystes différaient sans doute sur le point de savoir derrière qui se ranger. Elles avaient au moins un point en commun : leur politique était bien de rechercher le "bon" mouvement à qui il fallait tenter de s'accrocher.

 

UNE DIFFÉRENCE D'ORIENTATION TOUJOURS ACTUELLE

 

Il n'y a pas très longtemps, en 1979, le Secrétariat Unifié a décidé qu'il convenait d'accomplir, à l'échelle internationale, ce qu'il a appelé lui-même "un tournant vers la classe ouvrière".

Il est d'abord sans doute inutile de faire remarquer que cette décision

en elle-même est un aveu de taille : celui que le S. U. s'était bien détourné de cette classe ouvrière.

Et puis, surtout, ce tournant, fait sans critique de toute la politique suivie durant les décennies précédentes, en continuant à la justifier au contraire, ne change pas l'orientation et les méthodes fondamentales du S.U. Expliquer par le fait qu'il y aurait maintenant une nouvelle montée ouvrière (fait à vrai dire qui nous échappe, mais peut-être cela signifie-t-il seulement que les mouvements radicaux de la petite bourgeoisie sont quelque peu retombés à travers le monde ?) ce tournant en revient quand même encore à chercher un milieu privilégié vers lequel diriger l'action militante des groupes du S.U. Cette fois ce milieu est celui des bureaucraties ouvrières, politiques ou syndicales, mais ce n'est toujours pas l'ensemble de la classe ouvrière.

Et nous voyons bien, en France, par exemple, que le fossé demeure toujours grand entre la politique de la LCR, ses méthodes et son activité et celles de Lutte Ouvrière.

L'orientation fondamentale de Lutte Ouvrière, n'implique pas seulement une politique différente vis-à-vis des autres couches sociales que le prolétariat. Elle n'implique pas seulement le refus d'investir des forces dans les luttes de ces autres couches sociales, forces qui manqueraient à la tâche de construction de l'organisation dans la classe ouvrière alors que ces luttes ne peuvent pas conduire à avancer d'un pas dans la voie de la révolution prolétarienne, en l'absence de luttes de la classe ouvrière elle­même et en l'absence d'organisations révolutionnaires de cette classe ouvrière. Elle implique aussi une politique différente envers les bureaucraties ouvrières politiques ou syndicales elles-mêmes. Cela apparaît clairement si l'on compare la politique de la LCR et celle de Lutte Ouvrière ces dernières années.

Ainsi, dans les luttes grévistes, Lutte Ouvrière se refuse à considérer les organisations syndicales comme les représentants naturels des travailleurs. Elles ne peuvent pas l'être quand ceux-ci entrent en lutte alors que la politique des directions syndicales vise à entraver sinon empêcher les luttes, même simplement revendicatives et même lorsqu'elles n'ont rien de révolutionnaire.

Le rôle des révolutionnaires n'est déjà pas en temps ordinaire de se limiter à tenter d'influencer les militants et les organisations syndicales dans l'espoir de les pousser du côté de la révolution. En période de lutte, il est encore moins de se maintenir derrière elles, même sous le prétexte de les pousser en avant, mais d'opposer, publiquement, ouvertement, devant l'ensemble des travailleurs, la politique révolutionnaire à la politique réformiste et bureaucratique, et de promouvoir l'organisation démocratique des ouvriers face aux traditionnelles organisations bureaucratiques qui freinent les luttes, ouvertement ou sournoisement. Si Lutte Ouvrière milite pour des comités de grève élus par l'ensemble des grévistes, syndiqués ou non syndiqués, et contrôlés seulement par ces grévistes, alors que la LCR, ne reconnaissant leur utilité qu'en parole, dans la pratique tend à préserver les prérogatives des syndicats, c'est encore là une conséquence directe des orientations fondamentales de chacune des deux organisations.

Et on peut retrouver, parallèlement, la marque de cette orientation fondamentale dans les options prises sur le plan politique. Par exemple, la LCR a fait campagne pour l'unité du Parti Socialiste et du Parti Communiste durant des années, et en particulier après la rupture de fait de l'Union de la Gauche. Lutte Ouvrière s'y est toujours refusée, considérant que, en l'absence de la mobilisation et de l'intervention des travailleurs eux­mêmes, "l'unité ouvrière" ne pouvait être que l'union de deux états-majors politiques bureaucratiques ne pouvant aller qu'à l'encontre des intérêts de la classe ouvrière.

De même, Lutte Ouvrière s'est toujours refusée à laisser entendre, même par ambiguïté ou par omission, que le gouvernement formé par le Parti Socialiste et le Parti Communiste depuis Mai 1981 était en quoi que ce soit ouvrier. Elle a, au contraire de la LCR ou du PCI, toujours affirmé que ce gouvernement était un gouvernement bourgeois comme les autres et que le fait qu'il soit constitué par deux appareils politiques réformistes, dans le cadre de l'Etat bourgeois et sans mobilisation ni intervention directe de la classe ouvrière, ne pouvait pas lui donner la moindre teinture prolétarienne.

Ainsi, depuis les grandes orientations politiques jusqu'aux options mineures et de détail (jusqu'à la participation quelquefois à telle ou telle manifestation par exemple), on pourrait retrouver la marque et les conséquences de deux choix fondamentalement différents.

 

UNE NÉCESSAIRE INDÉPENDANCE ORGANISATIONNELLE

 

Ainsi entre Lutte Ouvrière et la LCR, ou si l'on veut le Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale (mais à vrai dire avec aussi d'autres tendances qui s'opposent au S.U., tel le PCI par exemple), il y a deux orientations bien différentes, qui reposent sur deux choix fondamentaux opposés pour construire le parti ouvrier révolutionnaire.

Si nous faisons' le bilan de ces deux politiques sur les vingt à trente ans qui viennent de s'écouler, il nous semble que la politique du S.U. n'a nullement fait la preuve de son bien-fondé. Nulle part aucune de ses

sections dans le monde -et elles se comptent, paraît-il, par dizaines- n'a réussi à construire un réel parti ouvrier révolutionnaire, ayant de l'influence dans les masses prolétariennes et opprimées, ayant démontré la compétence de sa direction dans des luttes politiques et sociales d'envergure. Et, à l'échelle française, nous pouvons constater qu'aujourd'hui Lutte Ouvrière est une organisation de taille sensiblement égale à la LCR et au PCI, alors que notre courant était au départ, il y a quelque vingt années, un tout petit groupe, plus petit que ceux qui devaient donner naissance au PCI et à la LCR, sans aucune relation internationale et beaucoup moins connu qu'eux dans les milieux politiques de gauche et d'extrême-gauche français.

Mais il est vrai que Lutte Ouvrière ne peut pas davantage que la LCR ou le PCI (malgré le sigle de celui-ci) prétendre à être le parti ouvrier révolutionnaire.

Celui-ci est toujours à construire et la preuve de la justesse de notre orientation (ou celle de la LCR ou celle du PCI) est donc encore à faire.

Mais c'est pour cela que la fusion de nos deux organisations (ou d'autres encore) n'est pas possible et au fond même pas souhaitable aujourd'hui.

Elle n'est pas possible, non pas tant parce que nous avons les uns et les autres certaines analyses politiques qui s'opposent sur les grands problèmes comme sur ceux de détails. Elle n'est pas possible parce que nous avons une orientation générale qui nous amène à des activités, des modes d'apparition et des modes d'action qui s'excluent pour le moment.

Tant que la faiblesse du mouvement trotskyste ne lui permettra pas de militer dans toutes les directions mais obligera, qu'on le veuille ou non, à des choix, tant que l'un ou l'autre des groupes n'aura pas renoncé à son orientation ou alors tant que la situation du mouvement trotskyste n'aura pas radicalement changé, les différentes tendances ne pourront qu'exister indépendamment les unes des autres.

La fusion n'est même pas souhaitable dans ces circonstances car il est sans doute bon que les diverses expériences se poursuivent sans entraves jusqu'à ce que l'épreuve des faits ait tranché entre elles. Les camarades de la LCR sont certainement convaincus que la voie qu'ils ont choisie a les meilleures chances de conduire à la réalisation du parti ouvrier révolutionnaire. Nous le sommes pareillement de notre côté. Une fusion aujourd'hui ne permettrait pas d'ajouter des forces pour aller plus fort dans la même direction. Une fusion serait plus sûrement un moyen d'empêcher l'autre d'aller par la voie qu'il entend.

Aujourd'hui, l'indépendance organisationnelle des courants qui défendent des politiques si différentes est un fait parce que c'est une nécessité. En tout cas Lutte Ouvrière a absolument besoin de la sienne. Car nous sommes convaincus que face à l'orientation des autres tendances trotskystes qui risque de conduire à l'opportunisme et à se détourner de la classe ouvrière, il y en a une autre possible. Et que c'est celle-là qui non seulement permet de rester sur le terrain du prolétariat mais, à long terme, de construire le parti ouvrier révolutionnaire.

 

 

POUR UNE COLLABORATION A U SEIN D U MOUVEMENT TROTSKYSTE, AU PLAN NATIONAL...

 

Si, au stade où nous en sommes, l'unité n'est ni possible ni souhaitable, cela ne signifie pas qu'il ne puisse pas y avoir de bons rapports entre les différentes organisations trotskystes au plan national comme les différentes tendances au plan international d'ailleurs, et même collaboration entre elles.

D'abord le fait que nous soyons trotskystes, c'est-à-dire que nous nous réclamions de la même tradition du marxisme révolutionnaire, du même programme fondamental et que nous ayons le même but, la construction d'un parti ouvrier révolutionnaire et d'une internationale, maintient entre nous, malgré les divergences, des liens. Si ce n'est pas possible maintenant, à terme par contre nous savons que nous devrons nous retrouver dans le même parti. Un parti qui d'ailleurs ne sera pas forcément monolithique mais démocratique, dans lequel les tendances s'affronteront, si elles existent, mais en même temps coexisteront parce qu'elles partageront en commun plus de choses et des choses plus fondamentales que celles qui les diviseront. Une telle perspective devrait suffire à amener les différentes organisations à nouer dès maintenant des rapports fraternels.

Mais de plus, dès aujourd'hui, ces rapports nous seraient utiles pour poursuivre chacun de notre côté des politiques différentes. Les expériences opposées et même contradictoires que nous menons n'ont rien à craindre mais au contraire tout à gagner d'être confrontées en permanence entre elles et chacune soumise à la critique permanente de la tendance opposée.

Enfin, le fait que nous soyons du même côté face à nos ennemis communs, la bourgeoisie d'abord mais aussi les bureaucraties réformistes, social-démocrates ou staliniennes, ou au moins, que nous le voulions ou non, mis dans le même sac par tous ceux-là, devrait suffire à nous amener à nous retrouver au coude à coude et agir en commun en maintes occasions.

De tout cela, Lutte Ouvrière a fait une certaine démonstration ces dernières années avec la Ligue Communiste Révolutionnaire.

Les rapports que nous avons entretenus et les liens que nous avons noués avec la LCR ne nous ont certes pas permis de changer la situation objective et d'unir nos deux groupes en une seule organisation. En 1971, une tentative dans ce sens ne dépassa pas la signature d'un protocole d'accord essayant de prévoir par quelles étapes nous pourrions aller vers la fusion. L'unité a achoppé dès la première étape du rapprochement, étape qui prévoyait la publication d'un hebdomadaire commun dans lequel chacune de nos deux organisations aurait exprimé librement ses positions respectives. La Ligue Communiste jugea qu'il n'était pas possible pour elle d'entreprendre même cela. Et sans doute l'échec de cette tentative d'unité démontre simplement ce que nous disions plus haut, qu'elle n'est pas possible au stade actuel.

Mais en revanche, nous avons pu avoir avec la LCR, au fil des ans, toute une série d'apparitions et d'interventions communes, notamment dans les élections (un simple accord de répartition des candidatures aux élections législatives de 1973 mais des listes communes aux Européennes de 1979, ainsi qu'aux municipales de 1976 et encore de 1983) mais aussi dans des meetings, dans des manifestations, dans des fêtes même.

Sans empêcher les deux organisations de mener chacune leur politique les rapports que nous avons noués nous ont permis d'apparaître en commun quand il s'est avéré que ce que nous avions à dire était semblable ou en tout cas pouvait être dit ensemble. Nous avons pu alors, montrer d'abord que le mouvement trotskyste et révolutionnaire existe au­delà des clivages de tendances, et sans doute aussi agrandir l'impact que chacune des organisations aurait eu dans ces occasions en agissant seule.

Cette apparition publique commune de nos deux organisations pourrait d'ailleurs, à notre sens, être renforcée encore et rendue plus constante. Nous avons proposé à plusieurs reprises à la LCR de publier un hebdomadaire commun qui permettrait certainement de faire une presse plus riche, mieux informée, meilleure en un mot que les hebdomadaires actuels des deux organisations. Dans cet hebdomadaire, chacune des deux organisations pourrait y exprimer ses analyses et y défendre sa politique. Cette collaboration renforcée, en élargissant l'impact du mouvement trotskyste tout entier, élargirait celui de chacune des organisations, et sans les empêcher en quoi que ce soit de mener leurs activités et leurs politiques propres, créerait aussi les conditions pour que l'action ou l'intervention commune soit réalisée chaque fois qu'elle est possible.

Et plus généralement nous pensons que nous pouvons avoir toute une activité de type propagandiste systématiquement commune, dans les meetings publics par exemple. En matière de propagande, en effet, dans la presse ou dans les meetings, nous pourrions apparaître en commun, même si nous exprimons alors des divergences. C'est dans les luttes ou dans les activités que, lorsqu'il y a des divergences, alors l'intervention de chacune des organisations doit être indépendante.

La LCR a jusqu'à maintenant refusé cette proposition d'hebdomadaire commun, n'acceptant que la publication d'un supplément mensuel commun à "Rouge" et "Lutte Ouvrière" qui n'a certes ni la même portée ni le même sens. Notre proposition demeure pourtant.

Et si nous n'avons pas de rapports avec le PCI, ce n'est que parce que l'attitude sectaire de celui-ci les rend complètement impossibles. Il est difficile en effet de collaborer, ou même d'avoir la moindre relation avec un groupe dont les dirigeants n'hésitent pas à calomnier, comme ils le firent en 1973 en accusant la Ligue Communiste et Lutte Ouvrière d'être "propulsées par la bourgeoisie" pour se présenter à des élections législatives... après avoir eux-mêmes négocié avec ces deux organisations, pendant des mois, la possibilité de se présenter ensemble. Ou qui prennent leurs propres engagements tellement peu au sérieux qu'ils n'hésitent pas à les rompre sans explication comme ils le firent encore en juin dernier à propos d'une manifestation projetée en commun par nos trois organisations lors de la venue de Reagan à Paris.

Mais il nous souvient que le groupe du PCI, dans d'autres circonstances, plus difficiles pour lui, accepta jadis de collaborer avec Voix Ouvrière dans les années 1959-60. Nous ne perdons donc nullement espoir de le voir revenir à une attitude plus digne, plus saine et plus correcte, quand son absurde triomphalisme actuel lui aura passé ou qu'il aura enfin compris qu'il est vain de croire qu'il sera plus facilement accepté par les dirigeants sociaux-démocrates parce qu'il aura pris davantage de champ d'avec les autres organisations trotskystes.

 

...ET A L'ÉCHELLE INTERNATIONALE

 

Les rapports que Lutte Ouvrière s'efforce d'avoir avec la LCR en France pourraient exister aussi au plan international. En tout cas, en ce qui concerne Lutte Ouvrière, elle y est prête, et les imagine fort bien.

Bien sûr, surtout dans l'état actuel des organisations trotskystes, il est certainement plus difficile de trouver des occasions d'apparitions communes à l'échelle internationale telles qu'il peut en exister à l'échelle d'un pays. C'est vrai que les élections n'existent pas à cette échelle, mises à part les élections au Parlement européen...

Mais ce qui serait possible tout de même c'est une collaboration et des relations qui permettraient d'échanger et de confronter les idées, les analyses, les positions politiques et les critiques mais aussi les expériences des uns et des autres.

C'était le sens de la proposition faite par Lutte Ouvrière dans une adresse au mouvement trotskyste en 1976. Le fait qu'à part celui de quelques petits groupes, notre proposition n'ait pas rencontré d'assentiment, n'a pas permis de lui donner suite ni même de mettre sur pied un cadre de discussion comme nous projetions.

C'était d'ailleurs aussi le sens de l'acceptation, dès 1966, par Voix Ouvrière de participer à une conférence internationale organisée par le Comité International sous la direction des groupes français et anglais de l'OCI et de la SLL. Là aussi ce fut la prétention de ces groupes, prétention dont le vide devait être bien démontré par la suite, de se considérer comme l'Internationale plutôt que d'entamer une réelle discussion, qui nous amena à l'abandonner.

Car c'est bien là, plus que la difficulté de trouver des occasions d'apparaître en commun, le véritable obstacle à la collaboration et l'établissement de liens entre les différentes tendances trotskystes. Trop d'entre elles se considèrent, sans le dire ou même en le disant, comme la Quatrième Internationale. Même le Secrétariat Unifié ne peut réellement prétendre être ne serait-ce que l'embryon d'une véritable internationale. Ses sections n'ont en aucun point du globe d'influence sur une partie des masses prolétariennes et sa direction n'a en rien fait la preuve de sa compétence, ni en ce qui concerne la construction d'une organisation, ni en ce qui concerne la direction de luttes sociales ou politiques, pour étayer un tant soit peu cette prétention.

Il est sans aucun doute normal que les groupes qui partagent une même orientation générale ou qui ont établi certains rapports de confiance entre eux nouent des relations et même se donnent éventuellement des structures internationales. Mais la prétention du S.U. d'être la Quatrième Internationale qu'il n'est pas, qu'il ne peut être et que nul groupe ne peut être aujourd'hui (il n'est pas le seul à avoir cette prétention, mais le fait que d'autres y prétendent avec encore moins de raisons que lui n'est pas une excuse) constitue un obstacle à ce qui pourrait être fait dès aujourd'hui pour commencer à s'engager dans la voie de la construction de l'internationale. Car une telle prétention écartant du coup tous ceux qui ne l'admettent pas, empêche que se nouent des relations et des liens entre les groupes et les tendances.

De plus la prétention du S.U. à être une organisation internationale fonctionnant suivant les règles du centralisme démocratique est en grande partie une fiction, fiction puisqu'il est bien connu que ses plus importantes sections, SWP aux Etats-Unis ou LCR en France, mènent chacune de leur côté des politiques opposées sans reconnaître quelque autorité que ce soit, fiction que le S.U. lui-même reconnaît pour telle parfois, quand il écrivait par exemple dans une lettre à Lutte Ouvrière en date du 9 mars 1976 que ce centralisme démocratique exclut formellement "la possibilité pour des congrès ou des directions internationales de modifier administrativement la composition des directions nationales ou de déterminer la tactique des sections nationales. " Le S.U. est très probablement bien avisé d'agir ainsi. Mais cette fiction qu'il maintient par ailleurs d'une organisation internationale centralisée et disciplinée est source de confusion. Elle ne fait que contribuer à masquer la situation réelle dans laquelle est le mouvement trotskyste international, et du coup le but à atteindre qui est pourtant bien un parti international de la révolution fonctionnant d'une manière centralisée et démocratique. Mais pour ce faire, il faudra prendre une conscience claire du chemin encore à parcourir et des conditions à remplir, dont l'une au moins est bien l'établissement de rapports de confiance et de sérieux entre les groupes et les tendances. Aucune fiction ne peut aider à cela.

Nous ne sommes pas naïfs. La reconstruction de la Quatrième Internationale suppose certainement bien d'autres choses que l'établissement de relations fraternelles à l'échelle du mouvement trotskyste international. Elle suppose des succès dans l'organisation du parti révolutionnaire et aussi dans la direction de luttes. Mais de telles relations aujourd'hui placeraient cependant le mouvement tout entier en meilleure position et pour entreprendre cette construction dans l'avenir, et peut-être même pour les tâches immédiates qui sont celles de chacune des organisations. C'est pour cela que, sans illusions excessives, mais avec conviction, nous militons pour qu'elles s'établissent.

Le mouvement trotskyste existe, faible mais bien vivant, à l'échelle nationale comme à l'échelle internationale. Nous sommes persuadés, parce que le programme trotskyste est le condensé de l'expérience du mouvement ouvrier révolutionnaire, que c'est bien à partir de lui que peuvent être reconstruits des partis ouvriers révolutionnaires et l'internationale.

Nous savons aussi que tout reste à faire et qu'il ne suffira pas seulement de la bonne volonté réciproque bien sûr, mais qu'il faudra l'épreuve des faits et des succès qui justifieront certaines orientations et démontreront l'inconsistance d'autres ou même leur nocivité. C'est pour cela que nous sommes les premiers à défendre et à tenir à notre indépendance.

Mais nous savons aussi que cela ne devrait pas empêcher des relations, une collaboration même, des différentes organisations qui se réclament du trotskyste, à l'échelle nationale et internationale. Cette collaboration est possible. Nous en donnons un petit exemple avec la Ligue Communiste Révolutionnaire.

A cette collaboration, ces relations, Lutte Ouvrière est, pour sa part disposée, à l'échelle nationale comme à l'échelle internationale.

 

 

Mai 1983