LE RAPPROCHEMENT SINO-AMERICAIN  (novembre 1972)

 

Après avoir rompu toutes relations avec la Chine populaire pendant plus de vingt ans et travaillé à instaurer un sévère blocus autour d'elle, les Etats-Unis ont renoué spectaculairement avec le régime de Mao, en envoyant Nixon Lui-même à Pékin au début de cette année 1972.

Depuis 1949, le régime maoïste s'était forgé une légende d'anti-impérialiste intraitable. Elle était due en très grande partie à cette rupture avec les USA qui n’était pourtant pas le fait de la Chine populaire. Le voyage de Nixon lui-même, dans la mesure où, pour rétablir le contact, c'était lui qui se rendait à Pékin et non un diri­geant Chinois à Washington, a pu être enregistré partout comme une victoire de la Chine populaire sur l'impérialisme.

En fait, du début à la fin, lors de la rupture comme lors du rapprochement, ce sont les Etats-Unis qui ont toujours eu, pris et conservé l'initiative.

 

LES RAISONS DU REVIREMENT DE LA POLITIQUE AMÉRICAINE A L'EGARD DE LA CHINE MAOISTE

  En 1949 les Etats-Unis ont rompu avec la Chine populaire, dans le contexte de la guerre froide, pour signifier clairement qu'ils n'accepteraient aucun changement dans le rapport des forces sur l'échiquier mondial en faveur du camp soviétique. En recher­chant l'alliance de l'URSS, et bien qu'ils ne recherchassent pas exclusivement cette alliance-là, les maoïstes se rangeaient dans le camp ennemi, et furent traités comme tels. C'était un avertissement pour tous les pays ou gouvernements qui auraient pu être tentés, soit de s'allier avec l'URSS, soit tout simplement de jouer dans leurs intérêts propres de l'antagonisme entre l'URSS et les Etats-Unis. Ceux-ci les sommaient de choi­sir sans échappatoire possible.

D'autre part en envoyant leurs navires de guerre protéger Formose les USA mettaient tout simplement en pratique la politique du "containment" qui allait être la leur dans les années suivantes sur tous les fronts du bloc soviétique. Mais par là ils s'oppo­saient aux aspirations nationalistes des maoïstes, empêchaient la réalisation complète de l'unité chinoise et se liaient complètement avec la clique Chiang-Kai-Shek contre le régime de Mao.

Dans les années 70 la situation a radicalement changé. Tout d'abord la politique de guerre froide et de containment a été abandonnée au profit d'une politique beaucoup plus souple de l'impérialisme américain tant vis-à-vis de l'URSS et de ses alliés que des mouvements nationalistes du Tiers Monde. D'autre part l'exemple que pouvait donner la Chine à ce Tiers Monde a perdu beaucoup de sa force. Au bout de vingt ans les limites évidentes de l'expérience chinoise ont bien émoussé ce qu'elle pouvait avoir d'exemplaire pour tous les pays sous-développés et réduit du coup les craintes de contagion possible que pouvait nourrir l'impérialisme à cet égard. D'autant plus que la politique extérieure des maoïstes a eu largement le temps de faire la preuve que susciter ou aider des révolutions semblables à la leur dans d'autres pays était bien le cadet de leurs soucis.

Enfin et surtout, la rupture intervenue entre l'URSS et la Chine dans les années 60, rupture due aux craintes de la Chine d'être sacrifiée par son alliée au rapprochement soviéto-américain, modifiait complètement le jeu politique mondial, coupait la Chine du bloc soviétique, effaçait par là le principal grief des Etats-Unis envers la Chine maoïste, et en même temps donnait à ces Etats-Unis la possibilité de jouer la Chine et l'URSS l'une contre l'autre.

Toutes ces raisons expliquent la révision de la politique chinoise des Etats-Unis. Celle-ci s'était forgée dans un tout autre contexte, qui n'existe plus depuis des années. Elle était devenue anachronique. Bien plus, la perpétuer devenait contraire aux intérêts mêmes des Etats-Unis.

Mais la raison immédiate qui a décidé Nixon à faire le saut et à se faire le promo­teur de la main tendue à. Mao, lui qui avait bâti sa fortune politique au moment de la guerre froide sur une réputation d'anticommunisme, réside dans la nécessité pour les Etat-Unis de trouver une solution au problème vietnamien. Devant l'héroïque lutte du peuple vietnamien les Etats-Unis ont de se convaincre qu'il leur était impossible de vaincre au Vietnam. Pour cela ils auraient dû mettre dans la guerre des forces tellement plus importantes que cela impliquait un bouleversement considérable de la politi­que et de l'économie américaine. Il leur était même difficilement envisageable de con­tinuer indéfiniment à soutenir la guerre actuelle, pour laquelle l'engagement pourtant limité des USA ne manque pas de leur poser des problèmes financiers et politiques. Pour le simple but d'empêcher le FNL de prendre le pouvoir à Saïgon le jeu n'en valait pas la chandelle. Les Etats-Unis se devaient donc de trouver une solution politique. Une solution qui, évidemment, quelles que soient ses formes et ses échéances, ne peut qu'a­boutir à donner le pouvoir au Sud Vietnam, en tout ou en partie, au FNL.

Cela les Etats-Unis, contraints, sont maintenant prêts à l'accepter. Mais retrouvant dans un autre contexte et face à un autre adversaire, le vieux problème qu'ils avaient face à la Chine en 1949, ils ne veulent pas que ce qui ne peut manquer d'apparaître comme la victoire des nationalistes au Sud Vietnam serve d'exemple et fasse tache d'huile, surtout dans une région où, comme le prouvent le Laos et le Cambodge, la situation est extrêmement instable. Le règlement au Sud Vietnam doit donc être un règlement pour le Sud Est Asiatique, voire pour toute l'Asie. Pour imposer ce règlement, c'est-à-dire imposer le statu quo à tous les mouvements nationalistes de cette région du monde, les Etats-Unis ont besoin de la Chine. C'est cet appui que Nixon est allé chercher à Pékin.

 

LA POLITIQUE DE LA CHINE

La reprise des relations avec les Etats-Unis, ce qui signifie du coup sa réinser­tion dans le concert des nations et la fin plus ou moins rapide et complète du blocus économique et politique dont elle souffrait depuis vingt ans, ne pouvait qu'être accu­eillie avec faveur par la Chine populaire.

D'abord, comme nous l'avons déjà dit, la rupture avec les Etats-Unis n'était pas de leur fait et certainement pas souhaitée par les maoïstes

Ensuite la fin de l'ostracisme qui les frappe peut leur permettre de faire entendre leur voix dans le concert des nations et d'y défendre plus facilement - du moins ils le pensent - les intérêts de l'Etat chinois. L'empressement avec lequel les diri­geants chinois, qui avaient pourtant feint dans la passé le plus grand mépris pour l'ONU où ils n'étaient pas admis, se sont précipités dans tous les organismes interna­tionaux dès que la porte leur en a été entrebâillée, le prouve amplement.

Enfin la Chine populaire a de plus en plus besoin de renouer avec le marché mon­dial au fur et à mesure qu'elle se développe, même si ce développement se fait à un rythme extrêmement lent. Certes la rupture quasi complète avec le marché mondial avait mis la Chine à l'abri de l'exploitation impérialiste directe. Tant que les investisse­ments directs en Chine leur sont interdits, les investissements anciens ayant été na­tionalisés, et que les relations commerciales sont, sinon inexistantes, du moins très réduites, les impérialistes ne peuvent guère en effet tirer de plus-value de la Chine.

Mais d'un autre côté cette coupure du marché mondial interdisait à la Chine de se procurer les produits et surtout les machines, les brevets, les techniques modernes nécessaires même pour une faible industrialisation et que seules la technicité et la productivité des pays impérialistes sont capables de lui procurer. Bien sûr, ces machines, ces brevets, ces techniques de pointe, elle ne pourra se les procurer qu'en les échangeant contre des matières premières ou des produits agricoles. Cela signifie d'abord que ce commerce, même si toutes les entraves mises jusqu'ici par les USA étaient complètement levées, atteindrait de toutes manières rapidement ses limites qui sont celles de l'économie chinoise. Et à cela, même une dictature féroce de l'Etat chinois pour renforcer l'exploitation des paysans et des ouvriers chinois, ne pourrait rien. Mais cela signifie aussi que d'une certaine manière, plus ce commerce se développera et plus, par le biais de l'échange inégal, la Chine risque de se trouver à nouveau exploitée par l'impérialisme. Par là même, les dirigeants chinois en cherchant à in­dustrialiser le pays aboutissent aussi à le remettre en partie sous la coupe de l'impé­rialisme alors que leur but initial était justement de l'y soustraire. C'est là la con­tradiction dans laquelle les enferme leur politique nationaliste.

 

LA CHINE PRETE A DEFENDRE LE STATU QUO IMPERIALISTE

Sans que l'on puisse connaître bien entendu la teneur des conversations que les Nixon et autres Kissinger ont eu avec Mao ou Chou en Lai, il est évident aussi que la requête fondamentale de l'impérialisme américain - celle qui motivait ses pas vers la Chine - ne pouvait que rencontrer la compréhension des dirigeants chinois. Et ce parce que cette requête va dans le sens de la politique fondamentale des dirigeants maoïstes.

Ceux-ci en effet appliquent leurs efforts à la défense des seuls intérêts de l'Etat chinois. Un statu quo en Asie, garanti par les Etats-Unis, va dans le sens de ces intérêts. Du moins à court terme la première préoccupation de la Chine populaire étant bien d'écarter la menace impérialiste qui plane sur sa tête depuis vingt ans.

Deux conflits récents en Asie montrent d'ailleurs que la Chine populaire est bien prête à ce rôle de gardien du statu quo. Au Bengla Desh, comme à Ceylan, la Chine populai­re à pris en effet fait et cause pour les gouvernements en place, contre les insurgés Bengalis ou Ceylanais.

Dans le cas du Bengla Desh, on avait affaire à un peuple qui réclamait son indépen­dance que lui refusait un gouvernement militaire réactionnaire responsable d'un véritable génocide des Bengalis: Dans le cas de Ceylan, on avait même affaire à une insurrection populaire se réclamant plus ou moins du maoïsme, contre le gouvernement de gauche de Madame Bandanaraike.

Dans les deux cas, la Chine populaire s'est retrouvée aux côtés des gouvernements en place, pour la défense du statu quo. Dans les deux cas, elle s'est trouvée aussi, dans les faits, aux côtés des Etats-Unis.

Bien entendu la Chine ne peut pas grand chose à propos du règlement du conflit vietnamien lui-même. D'éventuelles pressions de sa part ne pourraient rien contre la volonté des vietnamiens qui, depuis vingt-cinq ans, n'ont pas cessé le combat contre l'impérialisme Français d'abord, américain ensuite et les gouvernements fantoches à leur solde. Un règlement au Vietnam ne dépend que du rapport de forces qui s'est créé au Vietnam même.

Par contre on peut s'attendre qu'elle pèse de tout son poids dans les autres pays du Sud-est asiatique, soit pour stopper la lutte entamée ici ou là par les forces nationa­listes (comme au Laos, au Cambodge: ou au Siam) soit pour les décourager de l'entre­prendre. Après les exemples du Bengladesh et de Ceylan, nul partisan de la lutte armée contre les gouvernements en place ne peut ignorer qu'il se heurtera à l'hostilité de la Chine.

LA QUESTION DE FORMOSE

Face à ces raisons essentielles qui poussent les Etats-Unis et la Chine à nouer de nouvelles relations, le problème de Taiwan, qui était présenté comme la pierre d'achoppement des relations sino-américaines, passe de toute évidence au second plan,

Il a été aussi facile à Mao d'oublier en recevant Nixon que ce sont les navires américains qui protègent les derniers vestiges du régime de Chiang Kai Chek depuis vingt ans, qu'à Nixon d'abandonner le vieil allié de l'impérialisme américain, lorsque l'O.N.U. a prié son représentant de céder la place à celui de Mao.

En fait, sans abandonner l'espoir d'adjoindre un jour à nouveau Formose à la Chine, les gouvernants chinois caressent l'idée d'y parvenir par un règlement politi­que avec Chiang Kai chek ou ses successeurs. C'est ce qu'expriment un certain nombre de déclarations des dirigeants chinois conciliantes à l'égard du vieux dictateur du Kuomintang. Ou encore les toutes dernières déclarations de Chou En Lai à des journalis­tes américains comme quoi les industriels de Formose pourraient se voir accorder les avantages dont ont bénéficié les "capitalistes nationaux" chinois,

Plus que toute autre chose, de telles déclarations montrent bien que les diri­geants maoïstes eux-mêmes considèrent qu'il n'y a pas d'oppositions sociales fondamen­tales entre leur régime et celui de Chiang Kai chek. Pour eux, non seulement un accord est possible entre les deux et la bourgeoisie qui soutient Chiang pourrait y souscrire,

 

LE RENVERSEMENT DES ALLIANCES

Le rapprochement sino-américain pose finalement le problème de l'éventualité d'un renversement des alliances entre les très grandes puissances que sont les Etats-Unis, l'URSS et la Chine.

Aujourd'hui les Etats-Unis, dans le même temps qu'ils normalisent leurs relations avec la Chine populaire, mènent également des négociations avec l'U.R.S.S.

La Chine de son côté a mis une sourdine à ses attaques contre l'U.R.S.S. dans le même temps qu'elle défend tous azimuts ses intérêts nationaux en cherchant à négocier non seulement avec les Etats-Unis mais aussi avec les puissances impérialistes secon­daires comme le Japon et l'Allemagne, qui se sont précipitées à Pékin, dès que le feu vert leur a été donné par les U.S.A.

En fait, ce changement fondamental s'est déjà produit depuis dix ans : la rupture de l'alliance entre la Chine et l'U.R.S.S.

C'est celui-là qui ouvre toutes les éventualités à l'avenir.

Et d'abord celle de voir une alliance entre la Chine et les U.S.A. contre l'URSS.

Dans le contexte actuel, qui n'oblige pas à des choix décisifs, chacune des gran­des puissances, comme des moins grandes d'ailleurs, peut tenter de jouer son propre jeu. Fondamentalement cependant pour l'impérialisme l'ennemi à abattre c'est l'U.R.S.S. En cas de crise mondiale c'est en fonction de ce conflit et de ces deux protagonistes, U.S.A., d'un côté, U.R.S.S. de l'autre, que se feront les regroupements de forces. Il y a vingt ans la Chine avait été rejetée, indépendamment de sa volonté, dans le camp so­viétique. Aujourd'hui toutes les possibilités sont ouvertes pour qu'elle puisse rejoin­dre celui des U.S.A.

Cela ne signifie évidemment pas que cela va se faire dans les mois ni même les années qui suivent. Cela préjuge encore moins des voies et des péripéties par lesquelles cela peut se faire. S'il y a entre la Chine et les U.S.A. de solides raisons de nouer une alliance, il y a aussi un certain nombre d'antagonismes qui sont ceux de l'impéria­lisme face à un pays sous-développé qui cherche à échapper à son emprise. L'imbroglio des uns et des autres ne peut que rendre tumultueuses et diverses ces relations sino-américaines, au gré des circonstances et des fluctuations de la politique mondiale. Jusqu'à ce que des nécessités décisives obligent les uns et les autres à un choix fon­damental.